2014
juin
24

Sur la réflexivité dans les pratiques d’éducation aux médias et à l’information

MEDIADOC n°12, Juin 2014

Auteur : Julien Lecomte, Professeur invité à l’Institut des Hautes Études des Communications Sociales (IHECS - Belgique)

Résumé  : Cet article propose une approche philosophique de la réflexivité dans les pratiques d’éducation aux médias et à l’information (EMI). Tout d’abord, il souligne les enjeux d’une relation réflexive en éducation, face au risque de formater l’apprentissage, en transmettant ou en figeant une lecture biaisée des médias et de l’information. Ensuite, il réintroduit des considérations issues de la didactique, en tant que méthodologie pour penser les choix pédagogiques lors des moments de sélection, de mise en place et d’évaluation des contenus et méthodes. Suivant ce point de vue, la pensée critique dont il est question en EMI peut se caractériser comme étant une attitude d’auto-évaluation durant laquelle un individu réfléchit à propos de ses propres manières de penser, de juger, ou encore d’enseigner.

Abstract  : This paper intends to present a philosophical approach about reflexivity in media and information literacy teaching practices. Firstly, it points out the stakes of a reflexive relationship in education, against the risk to shape and freeze a biased understanding of media and information. Secondly, it reintroduces didactics in this context, as a methodology to think about and the teaching choices oneself makes when selecting, giving instruction and evaluating. From this point of view, critical thinking is characterized by an attitude of self-assessment, in which an individual thinks about its own ways of thinking, judging or teaching.

L’éducation aux médias et à l’information dispose de référentiels de compétences plus ou moins formalisés permettant de baliser son domaine. Ceux-ci peuvent cependant s’avérer insuffisants si l’enseignant n’adopte pas une posture évaluative par rapport à sa propre pratique, notamment lors des moments de sélection, de mise en place et d’évaluation des contenus et méthodes…

L’identification d’un socle de compétences peut être considérée comme une avancée dans le domaine
de l’éducation aux médias et à l’information (EMI). Qu’il s’agisse de réflexions concernant les « cultures » ou les « littératies » médiatique, numérique ou encore informationnelle, toutes semblent converger vers un cadrage et des clarifications de ce que recouvre l’EMI [1].

En effet, si le développement de l’esprit critique et de la citoyenneté semble recueillir un certain consensus dans les textes réglementaires et dans les programmes scolaires (tant en tant qu’objectifs spécifiques à l’EMI pour ce qui concerne le rapport aux médias, que comme enjeux transversaux de l’éducation), Jacques Piette attirait déjà l’attention en 1996 sur le fait que ces termes signifient souvent ce que celui qui les utilise veut leur faire dire [2].

A ce sujet, comme le disent De Smedt, Fastrez et Philippette, « [l]a définition des compétences et leur opérationnalisation est une condition sine qua non de l’évaluation de la littératie médiatique. L’élaboration d’outils d’évaluation est un moyen de fixer des objectifs pour les éducateurs aux médias, comblant le vide entre les buts asymptotiques ("être un citoyen et un usager des médias actif") et les savoir-faire pratiques ("savoir comment cadrer un gros plan") » [3]. Nous considérons cette approche par compétence dans un sens large, c’est-à-dire que cette définition n’exclut pas les savoirs théoriques, dans la mesure où ceux-ci sont liés à un objectif de compréhension, de décodage ou encore d’utilisation des médias. Par ailleurs, le modèle de compétences médiatiques de T. De Smedt et P. Fastrez approfondit la dimension informationnelle des médias, mais n’est pas un référentiel de compétences d’éducation à l’information à proprement parler.

Si ces compétences permettent de délimiter un cadre dans lequel des pratiques éducatives peuvent prendre place, elles ne dispensent pas d’adopter une posture réflexive dans la définition, la sélection, la mise en place ou encore l’évaluation de méthodes et de contenus.

Enjeux de réflexivité

L’EMI a pour ambition de contribuer au développement d’une citoyenneté critique, et donc d’émanciper, d’élever les individus afin de les rendre plus autonomes, notamment par rapport à l’information à laquelle ils sont confrontés. Pour ce faire, il s’agit de pouvoir la comprendre et en évaluer la fiabilité (lire, décoder, filtrer), de pouvoir naviguer de manière raisonnée au sein de la masse info-documentaire, ou encore d’être apte à produire des contenus et enfin d’être capable de les organiser et de les hiérarchiser [4].

Malgré ces balises, le risque demeure que certaines pratiques éducatives en EMI consistent à remplacer les représentations et les comportements intuitifs que les apprenants adoptent à l’égard des médias et de l’information par ceux de leurs professeurs [5]. Par rapport à l’évaluation de la fiabilité de l’information, par exemple, il se peut que le jugement évaluatif de l’enseignant soit biaisé par ses propres croyances (représentations) ou préférences : méfiance systématique envers des contenus élaborés de manière collaborative sur le web, jugements partisans basés sur la couleur politique supposée de tel ou tel titre de presse (œillères idéologiques), euphorie envers toute nouvelle technologie ou innovation, grilles de lecture inappropriées au contexte, etc.

Comme l’écrit Jacques Gonnet, le manuel scolaire est un média [6]. Éducation et médias sont vecteurs de normes sociales, de présupposés et de valeurs. L’EMI nous apprend notamment que le simple fait de sélectionner une donnée parmi d’autres n’est pas un fait neutre. En ce sens, une analyse critique des médias et de l’information offre une opportunité de se livrer à l’analyse de la relation de médiation dans la diffusion et l’acquisition des savoirs.

Renee Hobbs constate quant à elle que les attitudes et croyances des enseignants vis-à-vis des médias influencent profondément ce qu’ils en font en situation d’apprentissage [7]. Elle pose par ailleurs la question de savoir si l’éducation aux médias n’est pas une forme de propagande, ce qui rejoint également l’inquiétude de la philosophe Isabelle Stengers, qui pense qu’un risque éminent par rapport à la jeunesse consiste à penser à la place des jeunes ce qui est bon pour eux, sur fond d’un idéal d’absence de risque [8].

Les observations de Renee Hobbs et de Jacques Gonnet dépassent le cadre de l’éducation aux médias (EAM) et rejoignent d’ailleurs des principes didactiques applicables à tout enseignement. Une hypothèse qui fait que la question semble se poser particulièrement par rapport à l’éducation aux médias est que les enseignants qui prennent actuellement en charge l’EAM utilisent les médias et y font référence sans formation spécifique, sans être des enseignants spécialisés dans l’enseignement des médias et de l’information comme ils le sont dans leur discipline de rattachement (lettres, histoire-géo...). Cette réflexion n’exclut pas l’importance du processus réflexif dans l’appropriation et l’enseignement de compétences médiatiques et info-documentaires.

En somme et de manière générale, l’analyse et la compréhension des médias et de l’information s’enrichissent de l’étude de notre propre rapport (individuel et social) à leur égard [9], d’autant plus qu’il n’y a pas de connaissance humaine sans sujet connaissant. Dans un jugement (ou une croyance), plutôt que de décortiquer uniquement ce qui est jugé, il paraît intéressant d’étudier aussi la position de celui qui juge, ainsi que le processus de jugement lui-même. Le concept de fiabilité, par exemple, renvoie à l’acte d’accorder ou non sa confiance. Si la fiabilité est une problématique de l’EMI, celle de la confiance l’est donc également.

Tension entre formalisation(cadre) et autonomisation

La crainte dont témoigne Isabelle Stengers a un impact quant à la formalisation et au cadrage de l’EMI.

En effet, si l’on pose qu’il existe un ensemble fini de méthodes pédagogiques et de contenus d’apprentissage adéquats en éducation aux médias et à l’information, l’EMI pourrait courir le risque d’une uniformisation dogmatique de la pensée, qui laisse par ailleurs peu de place à l’innovation et à la prise en compte des réalités conjecturales, sur le terrain. A contrario, ne définir aucun cadre didactique pourrait s’apparenter à une posture proche du relativisme. Or, en pédagogie, il est possible d’identifier des pratiques moins pertinentes ou moins efficaces que d’autres, du moins dans un certain contexte et en regard d’objectifs bien définis. L’EMI présuppose qu’il y a des savoirs, savoir-faire et savoir-être dont l’apprentissage peut favoriser une citoyenneté critique, responsable et solidaire.

Parallèlement, un présupposé relatif à plusieurs pratiques d’éducation aux médias est que les apprenants sont « fragiles » face aux médias. Jacques Piette soulève une conséquence éducative possible de ce type de présupposé :

« L’école […] a parfois tendance, lorsqu’elle aborde l’étude des médias, à se livrer à une entreprise de dénonciation et d’attaque en règle [...] Tant et si bien que, pour l’élève, développer sa pensée critique se confond progressivement avec une démarche qui consiste à répertorier, dans les messages des médias, les aspects inacceptables et condamnables aux yeux de ses enseignantes et enseignants » [10].

L’enjeu de ce questionnement est d’autant plus prégnant que l’émancipation critique et citoyenne est un objectif revendiqué de l’EMI. En ce sens, certaines pratiques éducatives mises en place peuvent être en contradiction avec l’objectif revendiqué. En effet, si l’autonomisation se caractérise par le fait de se donner soi-même ses propres lois, le fait de « transmettre » des visions du monde ou des « lois » (méthodes, démarches…) peut être contradictoire avec le développement d’une pensée autonome, si ces lois ne sont pas authentiquement pensées, ou sont pensées à la place de l’apprenant [11].

Cela soulève une question fondamentale : est-il possible pour un enseignant d’amener un apprenant à penser davantage par lui-même ? En prétendant développer sa liberté critique, ne fait-il pas que lui transmettre des conventions morales et représentations (comme c’est le cas dans les exemples cités en note 11) [12] ?

Une piste de réponse se situe dans la philosophie de Hannah Arendt [13], entre autres. Pour elle, il est possible de développer une sorte d’intelligence pratique, une habitude à mobiliser sa pensée. Selon Arendt, les jugements d’une personne dépendent d’une aptitude de questionnement qui peut être exercée, « entraînée ». Cela a pour conséquence que même un enseignant en EMI est susceptible d’adopter une posture qui ne soit pas critique, à un moment donné, c’est-à-dire de ne pas exercer ses facultés de jugement.

En somme, si nous ne nions pas qu’il est possible de créer des espaces propices à la réflexion, offrant également des éclairages conceptuels et méthodologiques, l’EMI peut impliquer une redéfinition des contours de l’accompagnement éducatif en situation, d’autant plus dans le cadre d’une évolution des pratiques et usages liés aux médias et à l’information :

« Aussi, cette réflexion s’inscrit dans le cadre d’une évolution du rapport d’apprentissage et du rapport d’autorité : il convient pour celui qui éduque de s’interroger sur ses propres manières de faire dans un contexte où les pratiques des institutions traditionnelles sont parfois en fort décalage avec les pratiques informelles » [14].

Dans cette optique, la pensée critique n’est pas tant identifiable à un ensemble de connaissances et savoir-faire donnés (qui pourraient être acquis une fois pour toutes, tant du point de vue de l’apprenant qu’au niveau de l’enseignant) qu’à un potentiel réflexif que l’on actualise ou non, en situation.

Cela n’exclut certainement pas la connaissance « théorique », l’abstraction ou encore la conceptualisation, mais nous permet d’insister sur le fait que ces dernières sont des ressources mobilisables à un moment donné (non seulement par rapport à des tâches situationnelles, mais aussi lorsqu’il est question de construire un raisonnement ou un jugement de manière autonome).

En ce sens, le processus de mobilisation lui-même est intéressant. Le savoir visé par l’EMI a donc une portée pratique [15], qui correspond aux dimensions et composantes techniques, cognitives, sociales et affectives des médias et de l’information.

En somme, il ne s’agit pas de prétendre qu’il n’y a pas de contenus, en information-documentation par exemple, ou de méthodes plus pertinentes que d’autres lorsqu’il est question d’activités visant à favoriser l’acquisition de connaissances et de compétences informationnelles et médiatiques, mais d’insister sur le fait que ceux-ci ont d’autant plus de pertinence qu’ils s’inscrivent eux-mêmes dans une démarche réflexive.

Réflexivité dans le choix des contenus et méthodes

Lors de la sélection et l’élaboration de dispositifs didactiques, il s’agit notamment de clarifier les objectifs et enjeux auxquels ceux-ci font référence. Autrement dit, il est question de s’interroger sur les finalités éducatives poursuivies. En corollaire, une recommandation pratique consiste à connaître son public. Cette étape de réflexion préalable renvoie à la tension entre information et communication : il ne suffit pas d’avoir des intentions très claires pour se faire comprendre, il faut également prendre en compte le public à qui l’on s’adresse. Dans ce moment de clarification, les compétences informationnelles et médiatiques identifiées offrent de précieux repères pour formuler des objectifs plus spécifiques [16]. Cette phase peut prendre forme non seulement lors de la formalisation - ou de l’adaptation - d’un cadre propre à l’éducation aux médias et à l’information, déterminée à un niveau institutionnel lorsqu’il s’agit d’élaborer un curriculum prescrit. Mais aussi lors d’une évaluation diagnostique que chaque enseignant peut mener à son échelle, afin de s’assurer de la pertinence des objectifs qu’il vise (curriculum réalisé).

Il est difficile d’aborder la question de la sélection des méthodes sans évoquer les quelques querelles qui résultent çà et là de la diversité des approches disciplinaires. Nous nous positionnons ici en faveur d’une approche transdisciplinaire ou interdisciplinaire. Pour certains, l’EMI se limite à un apprentissage des pratiques journalistiques ou à une dénonciation de celles-ci. Pour d’autres, elle correspond à l’appropriation des méthodes de critique historique lors de l’analyse de documents. Certains n’y voient que l’apprentissage du code, de la programmation informatique. La liste est très loin d’être exhaustive. Notons que dans la mesure où l’EMI est à formaliser, il est possible que ce flou soit dû à un manque de centralisation des efforts, sur une base commune.

Notre pari est de postuler que les disciplines [17] auxquelles ces pratiques ou savoirs sont associés ont quelque chose à dire sur l’information au sens large, sur la connaissance, la documentation et les différents supports de celle-ci. L’EMI peut donc trouver des ressources dignes d’intérêt pour aborder celles-ci dans l’épistémologie (épistémologie générale : sur la connaissance, et épistémologies particulières, sur l’examen et la pratique de méthodes scientifiques), dans la psychologie cognitive et la logique, au sein des mathématiques, dans la rhétorique et l’étude du langage (syntaxique, sémantique, pragmatique) et de la communication, en sciences humaines et sociales (dont critique historique et étude sociologique des discours, usages et appropriations), dans des pratiques documentaires, dans des pratiques journalistiques, via l’utilisation des technologies, etc.

Il apparaît intéressant de compiler un ensemble de concepts, de théories, savoir-faire et savoir-être qui peuvent faire l’objet d’un apprentissage dans un cursus d’EMI. Il ne s’agirait pas tant d’un canevas exhaustif que d’un référentiel ouvert, offrant des repères pédagogiques pour en baliser le domaine. En France, par leur formation pluridisciplinaire et centrée sur l’information-documentation, les professeurs documentalistes ont manifestement un rôle à jouer dans cet exercice de fédération des approches [18].

Si l’éducation aux médias et à l’information devait s’incarner dans un cours à part entière, il semble intéressant que celui-ci se fasse le reflet de la diversité des approches et de leur richesse [19]. Il s’agit d’une attention particulière au pluralisme. Bien sûr, ce n’est pas parce qu’il y a la prise en compte de plusieurs paradigmes et/ou points de vue que le cursus n’a pas une cohérence intrinsèque.

Il est intéressant de noter dans cette optique que l’EMI amène l’ensemble des disciplines à se reconsidérer elles-mêmes : en effet, en tant qu’interdiscipline qui s’interroge sur l’information et sur les conditions d’élaboration et de communication de celle-ci, elle invite à questionner les fondements sociocognitifs des disciplines particulières (y compris de la didactique), en regard de nos « technologies de l’intelligence [20] ». C’est peut-être justement un objet d’étude spécifique (partagé par exemple avec l’épistémologie) que ce rapport entre la pensée et la technique.

Réflexivité en situation de médiation des savoirs

« Un concept s’est progressivement imposé : la reconnaissance du principe de la « non-transparence des médias », qui établit que leurs messages ne doivent pas être abordés comme le simple reflet de la réalité, mais envisagés comme des « constructions », des « représentations » de la réalité. Les médias ne sont ni des « fenêtres sur le monde », ni des « miroirs » qui ne font que refléter des images de ce qui se passe. Leurs messages expriment toujours des points de vue particuliers [21] ».

Dans cette citation, Jacques Piette pose l’un des concepts fondamentaux de l’EMI. Il n’y a pas d’information sans point de vue humain, sans langage et sans « support cognitif » permettant de se représenter le monde. En particulier, les appartenances, préférences et autres caractérisations sociales ou affectives ont un impact sur la sélection, la perception, la mise en forme, l’organisation, l’utilisation et le partage des informations.

La portée philosophique de cette considération est extrêmement large. Elle concerne l’ensemble des intermédiaires entre nos représentations et le monde. Il s’agit de notre corporéité (les sens), nos langages [22], nos technologies… L’enseignant est lui aussi un « médiateur » entre le savoir et l’apprenant.

Ces réflexions trouvent un parallèle dans le paradigme constructiviste en apprentissage, dont les versions modérées invitent à la prise en compte des mécanismes de cognition et des représentations initiales en situation de médiation de savoirs. Selon ce point de vue, le savoir n’est pas un « contenu » qui vient remplir des récipients vides : il fait l’objet d’une appropriation en fonction d’un « déjà-là » cognitif. Les « préjugés » sont alors tout autant des obstacles potentiels que des conditions de possibilité de nouveaux jugements. L’intermédiaire (technologique ou humain) n’est quant à lui pas un « canal » neutre du point de vue du partage de connaissances.

L’enseignant est donc confronté à une tension entre « transmission » et « construction » des savoirs, entre autres tensions paradigmatiques - voire, parfois, effets de mode - en didactique. Par rapport à ces tensions, une fois encore, l’enseignant se positionne, consciemment ou non. C’est une autre raison pour laquelle l’EMI passe par l’étude de notre relation (individuelle et sociale) aux médias et à l’information, y compris notre relation en tant que professeur. Elle implique en ce sens une certaine honnêteté (correspondant à une clarté avec ses propres présupposés, ses propres partis pris idéologiques et didactiques) et une humilité par rapport à la connaissance.

Conclusion

Une fois les contenus et les méthodes sélectionnés et appliqués aux situations-apprentissages en regard des objectifs didactiques, il reste à mesurer les impacts d’un cursus en EMI. Une évaluation porte sur des comportements, des performances, elle permet de dire à un moment donné si un apprenant a mobilisé ou non telle ou telle connaissance, tel ou tel questionnement, ou encore s’il a réalisé correctement une tâche donnée.

Si la pensée critique n’est pas quelque chose de transcendant que l’on acquiert une fois pour toutes, et qu’il est possible de développer une habitude à exercer son jugement, il demeure possible de mesurer l’efficacité d’un dispositif d’enseignement - apprentissage en regard des objectifs préalablement fixés.

L’évaluation dont nous traitons ici est non seulement un moyen de mesurer les savoirs appropriés par l’apprenant, mais également une opportunité d’établir dans quelle mesure la pédagogie mise en place est efficace ou non.

C’est l’invitation à une position « méta » que l’on retrouve dans l’idée de métacognition [23] ou encore de « praxéologie » dans l’enseignement. La métacognition – entendue comme préparation, mise en œuvre et évaluation du processus de pensée – est en effet identifiée par Jacques Piette comme une aptitude qui se situe au fondement de l’esprit critique.

L’importance de cette posture réflexive est soulignée par plusieurs philosophes contemporains qui s’interrogent sur l’agir humain, mais aussi plus spécifiquement par un ensemble de penseurs qui se sont penchés sur l’éducation aux médias et sur cette notion à la fois consensuelle et sujette à controverse qu’est l’esprit critique24. Elle s’incarne dans une attitude de questionnement personnel, socioculturel, sur ses propres tendances, comportements, croyances, valeurs, représentations et structures cognitives.

En somme, la réflexivité dont il est question dans cet article se traduit dans un acte d’autoévaluation qui prend place lors des moments de sélection, de mise en œuvre et d’évaluation des contenus et méthodes pédagogiques.

Notes

[1LE DEUFF, O., « Littératies informationnelles, médiatiques et numériques : de la concurrence à la convergence ? », Études de communication n°38, 2012, pp. 131-147.

[2PIETTE, J., Éducation aux médias et fonction critique, Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 83 et 265.

[3DE SMEDT, T., FASTREZ, P., PHILIPPETTE, T., « La compétence médiatique : du concept à la mesure », Présentation donnée au séminaire de recherche de l’Institut Langage & Communication (UCLouvain), le 17/05/2010. En ligne : http://fr.slideshare.net/pfastrez/la-comptencemdiatique-du-concept-la-mesure.

[4Cf. notamment DE SMEDT, T., FASTREZ, P., « Les compétences en littératie médiatique. De la définition aux nouveaux enjeux éducatifs », Mediadoc n°11 : EMI et enseignement info-documentaire (Volume 1), Paris, FABDEN, décembre 2013, pp. 2-8.

[5A ce sujet, cf. LECOMTE, J., « Dossier : les apprentis sorciers de l’éducation aux médias », 2012. En ligne : http://julien.lecomte.overblog.com/article-dossier-les-apprentis-sorciers-de-l-education-auxmedias-111896992.html.

[6GONNET, J., Éducation et médias, Paris, PUF (Coll. « Que saisje ? »), 1997.

[7Renee Hobbs, citée dans REYNAUD, F., « Les 30 ans du CLEMI, la refondation et l’EMI », le 23/11/2013. En ligne : http://billiejoe.fr/spip.php?article38 .

[8STENGERS, I., « Penser et vivre le risque » [retranscription de l’intervention vidéo d’Isabelle STENGERS, philosophe], EDUCAUNET, Rapport de problématisation initiale, juin 2001. En ligne : http://www.educaunet.be/adulte/ref_penser%20et%20vivre%20le%20risque.htm.

[9LECOMTE, J., Médias : influence, pouvoir et fiabilité. A quoi peut-on se fier ?, Paris, L’Harmattan, 2012.

[10PIETTE, J., « Éducation "par les médias" ou "aux médias" ? », Les Cahiers pédagogiques n°449, janvier 2007. En ligne : http://www.cahiers-pedagogiques.com/Education-par-les-medias-ou-aux-medias.

[11Une illustration parmi d’autres est cette fiche « réalisée par les élèves », par rapport à laquelle il paraît judicieux de se demander si les apprenants ont fait preuve d’une réflexion (inter)subjective, ou s’ils ont simplement ânonné des principes suggérés par l’enseignant : « 15 conseils pour bien utiliser le web », Fiche réalisée par les élèves de la sixième 5 du Collège Le Corbusier, Poissy, 2010-2011. En ligne : http://www.documentation.ac-versailles.fr/IMG/pdf/15_conseils_pour_bien_utiliser_le_web.pdf

Un autre exemple figure dans la critique des médias et de Nabilla que font des élèves de troisième, dans cette expérimentation menée par une enseignante. Les jeunes témoignent-ils de leur avis personnel ou d’un discours moral qu’ils ont intériorisé ? AIT BOUNOUA, F., « Nabilla vue par mes élèves de 3e : "Les médias nous prennent pour des cons" », Le Plus (Le Nouvel Observateur), le 30/12/2013. En ligne : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1109967-nabilla-vue-par-mes-eleves-de-3e-les-medias-nous-prennent-pour-des-cons.html

[12Encore une fois, ce type d’interrogation est pertinent par rapport à toute discipline pédagogique. Il nous semble cependant d’autant plus prégnant qu’il est ici question notamment d’évaluation de l’information, de hiérarchisation ou encore d’interprétation de celle-ci.

[13Cf. notamment ARENDT, H., Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966 (1963).

[14CONSEIL SUPERIEUR DE L’EDUCATION AUX MEDIAS [CSEM, dir.], « Socialisation numérique », Education aux médias en réseaux, septembre 2013. En ligne : http://www.educationauxmedias.eu/outils/socialisation_numerique

Sur le sujet, voir également DELAMOTTE, E., LIQUETE, V., « La translittératie informationnelle. Eléments de réflexion autour de la notion de compétence info-communicationnelle scolaire et privée des jeunes », Recherches en communication n°33 : les compétences médiatiques des gens ordinaires, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2010.

[15Le mot « pratique » n’est pas utilisé ici comme antonyme de « théorique ». Il ne s’agit ni de nier la place du savoir déclaratif, ni de le subordonner à un savoir-faire dont l’« utilité » serait jaugée uniquement du point de vue de l’efficacité technique, voire professionnelle. Le propos est de dire que les enjeux de cet ensemble de connaissances et de compétences sont relatifs à la formation de citoyens critiques et responsables. Ce sont des enjeux de philosophie pratique : la pensée critique, et plus spécifiquement la réflexivité dont nous traitons dans cet article, sont des potentialités qui s’incarnent en actes.

[16Nous ne nous attardons pas sur ces considérations, sachant que celles-ci représentent un enjeu de la vulgarisation (ou communication, médiation, pour utiliser des termes moins connotés et plus génériques) des savoirs.

[17Le lecteur constatera que le mot « discipline » est ici utilisé dans une acception lexicale large du terme, à savoir comme « science » ou « matière pouvant faire l’objet d’un enseignement spécifique ». Il ne s’agit donc pas nécessairement de disciplines (déjà) enseignées à l’école. Cf. http://www.cnrtl.fr/lexicographie/discipline.

[18Le projet Wikinotions Info Doc représente bien cet enjeu : http://www.apden.org/wikinotions/index.php?title=Accueil.

[19Un enjeu de l’EMI consiste justement à favoriser la confrontation et la synthèse de points de vue différents, dans une optique d’enrichissement de la connaissance.

[20Nous faisons ici référence au philosophe Pierre Lévy, pour qui non seulement nos représentations, mais aussi nos langages et donc nos modes de pensée sont liés aux technologies que nous utilisons.

[21PIETTE, J., « Éducation "par les médias" ou "aux médias" ? », Les Cahiers pédagogiques n°449, janvier 2007. En ligne : http://www.cahiers-pedagogiques.com/Education-par-les-medias-ou-aux-medias.

[22Voir notamment BORODITSKY, L., « How does our language shape the way we think ? », le 11/06/2009. En ligne : http://edge.org/conversation/how-does-our-language-shape-the-way-we-think

[23Notamment chez PIETTE, J., Éducation aux médias et fonction critique, Paris, L’Harmattan, 1996.

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