2015
oct.
10

Le professeur documentaliste, « chef d’orchestre » de situations d’enseignement-apprentissage en EMI : L’incertitude comme ligne-force de notre enseignement

Atelier. Collectif

Marion CARBILLET, Anne CORDIER, Hélène MULOT, Marie NALLATHAMBY

Atelier animé par Marie Nallathamby

Introduction

Convaincues que l’enseignement de l’information-documentation concourt au développement d’une culture de l’information – mais doit aussi plus largement développer le potentiel informationnel [1] des individus –, nous avons, en tant que chercheure et praticiennes réflexives, mené depuis quelques années une réflexion importante quant à la prise en compte des pratiques non formelles des adolescents dans les situations d’enseignement-apprentissage en information-documentation [2] [3]. Ce cheminement, à la fois intellectuel, scientifique et professionnel, nous a conduites à nous interroger sur les contenus enseignés dans le domaine de l’information-documentation, parfois appauvris de leur richesse complexe (« paradigme de la simplification », dénoncé par Edgar Morin dans nombre de ses travaux [4]), mais aussi à interroger la posture pédagogique du professeur documentaliste, entre gestion de l’incertitude [5] et philosophie du « maître ignorant » [6] .

Souhaitant témoigner des liens entre la recherche en Sciences de l’Information et de la Communication attachée à la compréhension des pratiques informationnelles des adolescents et du champ épistémologique de l’information-documentation, et les pratiques pédagogiques effectivement mises en œuvre par les professeurs documentalistes, nous avons proposé à l’occasion du Congrès un atelier participatif.

Nous avons ainsi souhaité mettre en débat des exemples d’applications pédagogiques, à travers la figure du professeur documentaliste envisagé comme un « chef d’orchestre » des situations d’enseignement-apprentissage en « EMI », et plus particulièrement autour de trois axes, essentiels à nos yeux :

  • Quels « gestes » pour accueillir et réguler l’incertitude dans ces situations basées sur des savoirs d’action ?
  • Quels apports des méthodes pédagogiques actives à l’enseignement dispensé par le professeur documentaliste ?
  • Comment l’expertise du professeur documentaliste peut-elle fédérer une équipe pédagogique autour de l’« EMI » ?

Nous proposons dans ce texte de revenir sur les points forts de notre réflexion partagée et constamment enrichie à propos de l’incertitude comme ligne-force de notre enseignement. La conclusion générale de ce texte nous permettra de faire état des échanges avec les participants à l’atelier, et de proposer de nouvelles pistes de réflexion et/ou d’actions.

I. Incertitude : de l’inconfort à la ligne de force

Notre travail sur l’incertitude - et sa prise en compte dans les conceptions et les pratiques pédagogiques – en matière d’information-documentation est issu d’un constat paradoxal lié à une investigation de terrain. Internet est fondamentalement un objet d’information-communication instable, en constante évolution. Un certain nombre de professeurs documentalistes dotent dès lors l’activité informationnelle numérique de règles de fonctionnement dignes d’une véritable « grammaire documentaire » [7]. En résultent des tensions importantes – dont les enseignants sont eux-mêmes tout à fait conscients - entre une activité sociale et une prescription académique dont le cadre opératoire est pour le moins factice [8]. Ce décalage provoque des transferts extrêmement difficiles de compétences et de connaissances de la sphère formelle à la sphère non formelle.

Constatant le malaise des professeurs documentalistes confrontés à un objet d’enseignement-apprentissage complexe à saisir, nous avons alors élaboré une réflexion, collective, sur la place de l’incertitude dans l’enseignement dispensé par les professionnels de l’information-documentation.

En alliant réflexions de chercheuse, ancienne praticienne en information-documentation, et de professeures documentalistes en exercice, nous avons tenu à partager lors de cet atelier le cheminement qui a été le nôtre, afin d’intégrer pleinement l’incertitude dans nos pratiques de formation, et plus encore d’en faire une ligne-force de notre enseignement.

Le schéma ci-contre résume notre démarche intellectuelle et professionnelle, résolument tournée vers l’action. Reprenons les éléments de ce schéma, en explicitant chaque « étape » mentionnée.

Ensemble, nous nous sommes interrogées sur ce qui chez nous avait fait naître cette réflexion, à l’origine de profonds bouleversements de notre posture, de notre conception et de nos scénarios pédagogiques. En cherchant à mettre des mots sur cette phase nébuleuse, ce sont les termes d’inconfort, voire même d’incomplétude, qui ont émergé. Concrètement, nous avons chacune vécu un moment où nous avons senti que notre pratique pédagogique devait changer pour que l’on puisse retrouver une forme de stabilité et de sérénité professionnelles, au-delà du défaitiste « faire avec » qui ne nous suffisait plus, et empêchait même notre épanouissement pédagogique. Cette incertitude, face à un objet d’enseignement-apprentissage que l’on ne peut totalement maîtriser ou encore face à une situation informationnelle tramée d’imprévus, est alors vécue comme profondément inconfortable, et peut conduire à une rigidification des pratiques ou de la posture [9].

Dans notre cas est alors apparue une nouvelle phase, celle de la verbalisation de ce sentiment d’inconfort lié à une incertitude identifiée. Nommer cette incertitude a constitué un premier pas vers sa « matérialisation », et donc son acceptation en tant que telle.

Cette phase d’accueil de l’incertitude a ensuite déclenché un processus de pensée et de recherche de pistes d’action, à la fois en termes de posture, de pédagogie et de considération didactique. Penser des pistes, car parfois l’introspection permet de puiser en soi les ressources nécessaires pour une auto-analyse de son positionnement et/ou de ses pratiques pédagogiques. Rechercher, lire, beaucoup, car accueillir l’incertitude pour en faire un levier pour l’action suppose de s’appuyer sur une culture professionnelle solide, nous en sommes intimement convaincues. Nous pouvons pour cela compter sur la mutualisation active au sein de la profession, mais aussi l’exploration d’autres possibles déjà pensés, voire expérimentés par d’autres, ainsi que des lectures de textes inscrits dans des champs divers.

C’est alors le temps de la (co-)construction, de la (co-)restructuration qui consiste à penser l’écosystème de formation (élèves, enseignants, dispositifs, ressources, espaces…) dans toute sa complexité et en inter-relations constantes, et à faire finalement de cette incertitude une véritable force pour l’action pédagogique.

Nous avons la conviction - et en tout cas, avons nous-mêmes ressenti très profondément cela - que faire de l’incertitude la ligne-force de notre enseignement a donné lieu dans notre pratique quotidienne à une plus grande créativité pédagogique et didactique (dans le sens à la fois de l’exploration de possibles, et d’acceptation d’un lâcher prise), permettant articulation entre estime de son identité professionnelle, mise en œuvre d’une matrice de formation adaptée, et volonté de permettre des ponts, des transferts, entre les sphères de déploiement des pratiques info-communicationnelles des élèves.

Notre schéma fait état d’une étape « finale » désignée par le terme socle. Que l’on ne se méprenne surtout pas : en aucun cas, nous ne pensons avoir résolu nos sentiments d’inconfort pédagogique et/ou didactique. Il nous semble que cela n’est tout simplement pas possible, si tant est d’ailleurs que cela soit souhaitable. Mais pour un élément d’inconfort identifié, nous avons cherché chacune, à partir de nos ressources et de nos environnements - sociaux, informationnels… - à exploiter l’incertitude comme levier. C’est pourquoi notre schéma ne se « termine » pas : sans cesse, l’enseignant re-questionne, ré-interroge - sa posture, ses pratiques, ses contenus didactiques -, de sorte que le processus dont nous faisons part est sans aucun doute amené à être ré-entrepris par le même professionnel plusieurs fois au long de son exercice du métier. Reprendre ce processus, en l’appliquant à un autre facteur d’inconfort, pour découvrir et exploiter un autre levier que celui déjà expérimenté, contribuera à n’en pas douter à renforcer davantage le « socle incertitude ».

II. Des gestes pour accueillir et réguler l’incertitude

Une incertitude fréquente, quotidienne, du professeur documentaliste est celle de ne pas connaître le niveau de connaissances info-documentaires et communicationnelles des élèves qu’il a face à lui. Plusieurs raisons à cela :

  • il n’a que très rarement les mêmes élèves de façon régulière en séance pédagogique ;
  • il se trouve régulièrement en situation d’accompagner les élèves venant au CDI pour une activité de recherche d’information « autonome » ;
  • les adolescents ont des pratiques et des usages non formels personnels qui leur donnent des savoirs et des savoirs d’action très différents de l’un à l’autre.

Mal connaître le niveau de l’élève que l’on a face à soi peut s’avérer très perturbant : dans le cas d’une séance pédagogique à préparer, en effet, comment savoir d’où partir, quel niveau final espérer ? Cela se complique encore si l’on admet que chaque élève aura sans doute un niveau différent, construit au gré de son parcours scolaire et non scolaire personnel, inscrit également dans un réseau de sociabilités qu’il est impossible pour l’enseignant de mesurer finement.

Pour se rassurer face à cette situation, développer une attitude « aveugle », de négation, par exemple décider d’un niveau moyen projeté des élèves et un contenu global de ce qui doit être enseigné en 6e, en 5e, en 4e, etc., est tentant. La démarche consiste à créer une fiche-élève qui devient la référence du savoir à apprendre pour l’élève. Tous les élèves doivent la remplir, au fur et à mesure du déroulement de l’heure de cours, des indications du professeur documentaliste, des échanges en cours dialogué, des manipulations informatiques et des recherches d’information. On considère le cours terminé (et acquis !) quand la fiche est complètement et correctement remplie par l’élève.

Cette façon de procéder génère de la frustration chez l’enseignant : il voit bien que les élèves les plus en difficulté ont eu le plus grand mal à remplir cette fiche et n’en ont pas forcément saisi le contenu, que les élèves les plus à l’aise n’ont pas appris grand-chose de nouveau et pour les élèves d’un niveau plus moyen… Comment savoir ce qu’ils retiendront de la séance ? Comment favoriser les transferts de compétences et de connaissances, au-delà d’un exercice déclaratif basé sur une démarche normative ?

Arrive un jour où la frustration est telle qu’elle produit un inconfort trop important pour continuer de nier que les élèves ont des savoirs qu’il faut coûte que coûte cerner. Il apparaît comme une évidence qu’enseigner les savoirs info-documentaires et communicationnels n’est pas déterminer un niveau à acquérir pour toute une classe d’âge, mais bien plutôt prendre en compte le niveau réel de chaque élève pour l’amener, le temps de la séance d’enseignement, à « monter d’un cran » dans sa compréhension notionnelle. Accueillir l’incertitude dans ce cas, c’est se poser la question suivante, à la fois toute simple et incroyablement complexe : comment cerner les savoirs effectifs de chaque élève dans un temps - très ! - court, celui de la séance pédagogique même ?

L’enseignant qui accepte d’accueillir cette incertitude trouve selon nous des solutions opératoires dans l’écoute et l’observation de ses élèves. Pour cela, quelques pistes d’action :

  1. poser une situation d’apprentissage qui non seulement accueille, mais plus encore génère même de l’incertitude. Pour ce faire, s’avèrent particulièrement fertiles les séances où les élèves sont mis en situation de production (d’un son, d’une animation, d’un texte collectif…) et où la production demandée laisse une part importante de liberté individuelle. Se révèlent également riches de potentialités les séances construites autour d’un débat avec les élèves, qui intègre un retour sur leurs pratiques personnelles, et plus encore peut-être les séances où les élèves sont amenés à débattre de sujets à controverses [10]. Dans son dernier ouvrage, intitulé Penser global, Edgar Morin insiste d’ailleurs sur la nécessité d’amener les élèves à questionner le monde, les savoirs établis, la science, à l’école, car « l’enseignement doit comporter l’affrontement de ces incertitudes » [11] .
  2. observer les élèves et leurs travaux. Nous ne nous concentrons plus sur une fiche pré-établie à faire remplir, une gestion stricte du temps du groupe, et sommes ainsi libérés pour nous consacrer à l’observation des élèves. Le professeur documentaliste a ainsi le temps de cerner ceux qui ont le plus de difficultés manipulatoires, ceux qui ont du mal à travailler en groupe, ceux qui ont du mal à se concentrer, ceux qui semblent peiner dans la lecture et la sélection des informations, ceux qui ont des difficultés à s’organiser. A ces élèves-là, il peut proposer son aide ou l’aide d’un pair. Il peut aussi leur faire voir une production terminée, ou leur proposer une fiche-outil, par exemple une fiche avec des étapes permettant de mieux réguler la démarche. Pour cette activité d’observation, un outil fort est l’utilisation du document de collecte : en tant que trace de l’activité de recherche d’information et trace du niveau de compréhension de son sujet par élève, le document de collecte (et son étude) [12] donne à l’enseignant (comme à l’élève lui-même) des indications sur le niveau de l’élève qui l’a construit.
  3. interroger les élèves. Les élèves peuvent être interrogés sur leurs pratiques personnelles directement (« Qui connaît Wikipédia ? », « Que faites-vous habituellement quand vous avez des recherches à faire en ligne sur un sujet qui vous est inconnu ? ») ou en s’appuyant sur des exemples de pratiques, sur des supports interactifs où l’internaute est le héros d’un scénario qui se développe en fonction de ses choix (comme le film Derrière la porte [13] ) ou encore en réactivant des situations scolaires antérieures partagées. L’interrogation peut aussi porter sur la procédure mise en place par l’élève, au moment même de l’action ou après l’action. Par cette interrogation, on tente de faire émerger les savoirs réels de l’élève pour les faire évoluer : il est amené à prendre conscience de son action et à préciser son vocabulaire. Se déploient alors des efforts de verbalisation, qui encouragent à la mise en place d’un langage commun pour favoriser l’inter-compréhension, mais aussi la réflexivité de l’apprenant lui-même, la prise de conscience de ses propres processus cognitifs. L’enseignant peut alors cerner plus finement le niveau de compréhension notionnel de l’élève. Pour cette interrogation, le document de collecte offre là encore un support de choix.

Reste une difficulté pour nous, professeurs documentalistes : cerner les notions info-documentaires essentielles sur lesquelles porter ses observations et ses interrogations, en cerner plus finement les multiples niveaux d’appropriations et leur traduction en savoirs d’actions (ex : l’élève que je vois face à telle difficulté en est à tel niveau de compréhension de telle notion info-documentaire).

C’est pour essayer de répondre à cette difficulté et aider au mieux les collègues qu’a été entreprise dans le cadre des travaux TraAMs de l’Académie de Toulouse la rédaction de la « Matrice EMI » [14] . Dans ce document, les notions repérées comme « notions d’appui » sont définies en savoirs d’action (compris comme savoirs mobilisés directement dans l’action mais aussi comme des « connaissances en acte » telles que les met en lumière Vergnaud) des élèves avec trois niveaux : débutant, avancé, expert. Le document doit permettre aux collègues, par l’observation et l’interrogation, de cerner au mieux le niveau de leurs élèves pour favoriser l’adaptation et l’individualisation de l’enseignement.

III. Des méthodes pédagogiques actives

Une autre incertitude relative au professeur documentaliste émerge et est liée au choix des méthodes pédagogiques en Information-documentation mises en œuvre lors des séances pédagogiques. Cet aspect de nos missions pédagogiques émerge depuis peu et fait l’objet de peu de textes. L’article écrit par Pascal Duplessis concernant « Les méthodes pédagogiques en information-documentation » constitue un socle solide et inspirant pour nos réflexions et pratiques pédagogiques [15].

Dans le cas présenté lors de cet atelier, l’incertitude et la sensation d’inconfort liée à celle-ci est déclenchée par l’analyse d’une séance pédagogique sur ID-Base [16] [17].

L’analyse critique de cette séance a conduit l’auteure de cette séance à ressentir dans un premier temps une réaction vive, un sentiment de mal faire, de ne pas savoir faire, et une volonté immédiate de ne plus vouloir publier de séances pédagogiques sur le blog. Puis dans un second temps, avec un peu de recul, la lecture critique de l’analyse a entraîné une prise de conscience relative, d’une part, à un manque didactique lié à la notion développée (ici document) et d’autre part à un manque pédagogique lié au choix possible des méthodes pédagogiques à disposition.

Cette séance a alors fait l’objet d’une restructuration forte l’année suivante [18] en prenant en compte les éléments de l’analyse de la séance sur IDBase. Cette séance est depuis lors réajustée chaque année en fonction des constats établis d’une année à l’autre [19].

On voit bien ici, via cet élément déclencheur, que l’incertitude provoque de nombreuses réactions, liées à des sentiments humains (la honte de ne pas savoir faire ou de mal faire), à un sursaut professionnel encourageant le professionnel à reprendre en main cette sensation d’inconfort pour la transformer en ligne de force conduisant à l’amélioration de ses pratiques.

Concernant les méthodes pédagogiques en information-documentation, la sensation d’incertitude peut être d’autant plus forte que nous avons le sentiment en tant que professeures documentalistes que la formation initiale et/ou continue porte très peu sur ces contenus. Réduire cet inconfort passe souvent par une auto-formation, bien connue des professeurs documentalistes sur de nombreux sujets. Pascal Duplessis s’est engagé dans cette voie et a ouvert une réflexion riche mais encore en construction, à laquelle il nous semble important de contribuer.

Ce, notamment en ce qui concerne les méthodes pédagogiques dites actives : la mise en œuvre de ces méthodes suppose un temps long, dont tous les professeurs documentalistes ne disposent pas toujours, mais ce point ne doit pas être un obstacle à leur mise en place.

Dans la lignée de cette analyse de séance pédagogique par Pascal Duplessis, l’auteure a souhaité poursuivre la réflexion autour de la mise en place de séances pédagogiques actives sur d’autres exemples de séances. Elle nous présente ici une séance à destination d’élèves de 6e, dans le cadre d’une progression EMI annuelle et autour de la notion de classement. Le descriptif complet de la séance est disponible sur le blog Doc à Bord [20]. Ici, il s’agit de mettre en avant les points qui peuvent relever de la mise en place de méthodes pédagogiques actives. Lors de la deuxième phase de la séance, le groupe-classe est scindé en trois groupes. Chacun se voit affecter une catégorie d’objets (cailloux, formes, animaux) et ils cherchent à les classer selon des critères qu’ils définissent eux-mêmes. L’enseignant n’intervient pas dans ces expérimentations ni dans le choix des différents critères choisis. Son rôle de médiateur intervient lors de la phase de restitution collective, lorsqu’il faut parfois trouver des mots pour définir ces critères, qui ne sont pas toujours verbalisés par les élèves. De même, lors de la troisième phase d’activité, les élèves sont toujours répartis en groupe et cherchent cette fois à classer des documents mis à leur disposition dans un désordre volontaire (ouvrages de fiction, documentaires ou périodiques). Outre la mise à disposition de ce matériel, les élèves cherchent, expérimentent, discutent entre eux pour évaluer leurs choix, redéfinir leur classement. Ils le présentent ensuite aux autres groupes afin de leur présenter leurs idées, leurs suppositions, et avoir le regard extérieur de leurs camarades. Le professeur documentaliste accompagne ces discussions, les encourage à se tromper et à recommencer, sans jamais leur donner la réponse jusqu’à ce qu’ils trouvent par eux-mêmes la solution. On se place donc dans une démarche clairement active mettant en œuvre un mode de pensée hypothético-déductif. De plus, la séance, à destination d’élèves de 6e se veut également ludique par la mise à disposition d’objets qui leurs sont familiers (cailloux, figurine d’animaux, etc…).

IV. Fédérer une équipe autour de l’EMI

En tant que professeures, nous enseignons l’Information-documentation et l’EMI : en collaboration avec d’autres professeurs, en accompagnement individuel ou encore seules dans le cadre d’un module qui peut s’intituler, par exemple, « culture numérique » ou EMI. Documentalistes, nous « animons » et gérons le CDI : lieu de lecture, lieu de créativité, lieu d’ouverture culturelle, artistique, scientifique, linguistique.... Ce statut, plus ou moins clair et stabilisé, nous confronte à des inconforts au sein de nos établissements. Le sentiment de ne pas travailler suffisamment en équipe, le sentiment que l’Information-documentation reste cantonnée à de l’anecdotique, au bon vouloir des collègues et des emplois du temps, est en contradiction avec le fondement même de notre métier, et ce que nous considérons comme notre raison d’être en tant que professeures documentalistes. Ce sentiment est même accentué avec la réforme du collège, où l’information-documentation semble « se noyer » dans l’EMI.

En parallèle, nous mutualisons, échangeons, créons des réseaux de collègues professeurs documentalistes via les réseaux sociaux (Twitter en particulier), via nos blogs respectifs, via aussi notre proximité géographique, qui nous a permis de nous rencontrer et de participer, dès 2010, à un groupe informel de collègues dans la ville où nous enseignons. De nombreuses questions ont émergé de nos échanges : comment prendre en compte les pratiques des élèves ? Comment adapter nos formations info-documentaires pour que l’élève « consommateur » devienne un élève « acteur » ? Comment répondre à l’exigence de l’auto-formation ? Par ailleurs, la notion émergente des Communs [21], à laquelle nous nous intéressions de près en tant que membre du collectif SavoirsCom1, nous a incité à nous questionner sur ce nouveau rapport au savoir, au travail d’équipe et collaboratif à travers la notion de communauté.

Comment concrètement transposer ces perspectives au sein du collège ?

L’ancrage dans la thématique de « l’école à l’ère du numérique » nous est apparu comme un levier intéressant et fédérateur. C’est ainsi que la proposition, au sein de l’établissement, de constituer un groupe de travail autour du numérique a immédiatement suscité l’attention de presque un tiers des collègues de différentes disciplines. En s’appuyant sur des dispositifs existants comme celui des proflabs [22], un Pédagolab a été créé à la suite de l’intervention d’un chercheur, André Tricot, lors d’une journée pédagogique. Un socle commun de réflexion a été constitué, ainsi qu’une évaluation de ce qui faisait déjà dans le collège. Le groupe constitué s’est appuyé sur un partage de séances en montrant aux collègues ce que nous proposions autour du numérique, par exemple le sondage annuel réalisé auprès des élèves concernant leurs pratiques numériques et culturelles, sondage effectué par la professeure documentaliste dans le cadre de séances autour de l’identité et la présence numériques.

La création du Pédagolab dans notre établissement répond précisément à un triple objectif : renouveler et questionner la pratique et la posture de l’enseignant ; mutualiser les lectures, les apports liés aux formations reçues ; et porter attention aux besoins de chacun-e en termes d’auto-formation dans le domaine de la culture numérique [23].

Nous avons donc, en commun, créé un espace (lieu et temps) d’échange et de partage : le choix a été fait de nous réunir tous les 15 jours, sur le créneau du repas, en salle informatique. L’organisation horizontale voulue pour ce dispositif permet d’avoir des séances animées à tour de rôle, de choisir ensemble les thèmes abordés.

Dès le départ, nous avons clarifié et explicité nos intentions communes : co-construire des savoirs, des savoir-faire, des savoir-être, expérimenter et tester des outils tout en amenant les collègues à sortir d’une pensée restrictive de l’outil pour aller vers une prise en compte de l’environnement notionnel. Plusieurs thématiques ont ainsi été abordées : savoir se repérer, passer d’un outil à un autre, d’un service à un autre (par exemple la suite Open office/Microsoft office), trouver une solution quand un service s’arrête ou se restreint (par exemple Jog the Web ou Pinterest, Narrable). Nous avons réussi à entretenir des interactions constructives malgré notre hétérogénéité, ce notamment avec l’évaluation du dispositif réalisée en présence d’André Tricot.

En tant que professeure documentaliste, ce dispositif a permis d’interroger l’enseignement de l’information-documentation au regard des nouvelles exigences institutionnelles, à savoir l’EMI qui implique l’élargissement de l’apprentissage centré sur l’information-documentation vers « l’éducation à ». En ayant une heure dans l’emploi du temps des classes de 5e pour un module intitulé « culture numérique » [24], il est possible d’aborder le champ de l’EMI. Le Pédagolab est un moyen de garantir à la fois une continuité dans les apprentissages de ce module, d’ancrer l’enseignement du professeur documentaliste dans l’information-documentation, car il autorise le travail transversal avec des pairs, tout en donnant une cohérence et une harmonisation à nos enseignements disciplinaires. Autrement dit, peu à peu, le Pédagolab aide à prendre connaissance des référentiels des autres, sans s’y perdre. La matrice EMI de l’Académie de Toulouse - dont il a été question plus haut - est une trame utilisée. Ce support offre l’opportunité à certains collègues soit de reprendre leur progression, soit d’y rajouter une colonne EMI qui rend possible le transfert par un appui sur des savoirs d’action plutôt que sur des notions stricto sensu sans doute trop « cloisonnantes » pour les collègues. Dès lors, nous pouvons parler d’une EMI distribuée. Il s’agit de faire converger l’ensemble des facettes des objectifs opératoires en incluant les cultures informationnelle, médiatique et numérique, et la dimension éthique et sociale pour tendre vers la translittératie. Le professeur documentaliste s’il est/peut/doit être le chef d’orchestre de ces enseignements doit pouvoir également compter sur une appropriation par tous les enseignants de l’EMI. Une même notion sera ainsi abordée dans toutes ses dimensions et facettes (Duplessis, au Congrès de la FADBEN, 2015). L’exemple du document de collecte est révélateur puisque l’introduction de celui-ci sur les différents niveaux du collège a donné l’occasion d’élaboration de progressions possibles autour du document de collecte : quelle consigne donner ? Que peut-on demander aux élèves selon leur niveau [25] ? Que produire après un document de collecte ? Le Pédagolab suscite aussi des envies nouvelles pour mettre l’élève dans une posture de créateur, avec par exemple l’élaboration d’une carte mentale « publier en ligne : je veux… » [26] qui met face à chaque outil un exemple de production réalisée en permettant de se positionner sur des connaissances opératoires. Nous prenons alors collectivement conscience que l’objectif de l’apprentissage se situe dans l’action, cette dernière étant appuyée, soutenue par une (ou des) notion(s).

Conclusion

Notre réflexion sur la prise en compte de l’incertitude comme ligne de force de notre enseignement n’est pas aboutie, et ne prétend en aucun cas l’être. Le peut-elle d’ailleurs ? Nos objets d’enseignement ne sont pas des objets stables, les concepts eux-mêmes sont l’objet de travaux épistémologiques sans cesse ré-enrichis. Nos pratiques pédagogiques, adaptées à un public dont les caractéristiques évoluent, en lien avec des évolutions sociétales non négligeables, sont amenées à être constamment ré-interrogées. Pour autant, la posture qui consiste à considérer l’incertitude comme centrale, et l’appui sur des notions info-documentaires complexes, constituent à nos yeux des ancrages forts, qui nous donnent la possibilité de lâcher prise, de penser autrement les ressources médiatrices de notre enseignement.

A l’occasion de l’atelier au congrès de la FADBEN, qui nous a permis d’échanger à ce sujet avec des collègues de tous horizons, nous avons pu constater combien la question du cadrage de la situation d’enseignement-apprentissage se révèle problématique pour beaucoup d’entre nous. Quels choix pédagogiques ? Quels outils (pas seulement techniques, mais aussi de pensée, de guidage) pour appuyer l’action d’enseignement mise en place ?

Les échanges ont été traversés de thématiques qu’il nous semble important de traiter plus avant dans les semaines, mois et années à venir. A rapidement émergé la sensation d’être confrontés à un public profondément hétérogène, et la difficulté liée de mener une formation cohérente tout au long de la scolarité, supposant une évaluation diagnostique des compétences et connaissances « déjà-là » chez les élèves. Plus encore a occupé un grand temps de l’atelier, la conception des outils didactiques et pédagogiques pour appuyer l’enseignement de l’information-documentation : la fonction de la fiche-outil ou fiche-guide a été beaucoup discutée, entre sensation de ne pouvoir se passer d’un tel document, et impression d’une contrainte parfois trop forte pour libérer le geste pédagogique et les interactions enseignants-enseignés. Sous-tendue par cette question, celle de la trace laissée par l’activité informationnelle des élèves, et de la place accordée à cette dernière : la construction de la notion fait peu l’objet d’un parcours d’apprentissage donné à voir, et pourtant il semble que ce cheminement intellectuel – visible parfois à travers les outils de pensée que sont les carnets de bord ou portfolio – soit fondamental à percevoir pour l’apprenant lui-même, qui conscientise alors ses propres produits et processus cognitifs. Enfin, c’est la préoccupation de l’efficacité de notre enseignement qui a été particulièrement mise en avant lors de cet atelier, avec la sensation pour beaucoup d’une insatisfaction dans l’exercice actuel de l’activité pédagogique.

Bien sûr, nous n’avons aucunement la prétention de résoudre ces questionnements, mais l’émergence de ces derniers nous semble déjà un élément extrêmement favorable, témoignant aussi de la mobilisation de la profession pour mieux se comprendre, mieux avancer. A ce sujet, nous avons véritablement eu le sentiment, lors de cet atelier, d’enclencher collectivement un travail sur soi, sur l’habitus qui est le nôtre, et même de commencer à « travailler le geste », pour reprendre l’expression de Philippe Perrenoud [27]. Les échanges déployés se sont apparentés à ceux des ateliers d’analyses et de situations professionnelles que l’on met en place en formation des fonctionnaires stagiaires, pour que nos collègues débutant dans le métier d’enseignant documentaliste soient, dès l’entrée dans la pratique professionnelle, en questionnement réflexif sur leurs manières de faire et leurs postures. Des ateliers d’analyse de situations et de pratiques professionnelles qui seraient bienvenus pour tous les professeurs documentalistes, tout au long de leur carrière.

Les auteures tiennent à adresser leurs sincères remerciements à Angèle Stalder, qui a assuré la fonction de secrétaire lors de leur intervention, et à l’ensemble des participants à cet atelier qui ont permis que celui-ci soit un moment d’échanges et de partages.

Le professeur documentaliste, « chef d’orchestre » de situations d’enseignement-apprentissage en EMI : L’incertitude comme ligne-force de notre enseignement de Hélène MULOT

Notes

[1] YOON, C.G. (2008). « A structural model of end-user computing competency and user performance », Knowledge-Based Systems, 2008, n°21.

[2] CORDIER, Anne (2011). Imaginaires, représentations, pratiques formelles et non formelles de la recherche d’information sur Internet : Le cas d’élèves de 6e et de professeurs documentalistes. Thèse de Doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication, sous la direction de Éric Delamotte et Vincent Liquète, Lille 3, 2011. Disponible sur : http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/73/76/37/PDF/THESE_Volume_1.pdf

[3] MULOT, Hélène (coord.) (2014). Education aux médias et à l’information : Comprendre Critiquer-Créer dans le monde numérique. Chambéry : Génération 5, 220p. (+CD)

[4] MORIN, Edgar (1990). Introduction à la pensée complexe. Paris : ESF.

[5] CORDIER Anne (2012). « Et si on enseignait l’incertitude pour construire une culture de l’information ? ». Communication & Organisation, N°42, août 2012, p.49-60. Disponible en ligne : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/docs/00/80/30/91/PDF/CORDIER_Et_si_on_enseignait_l_incertitude.pdf

[6] RANCIERE, Jacques (1990). Le maître ignorant : Cinq leçons pour l’émancipation intellectuelle. Paris : Fayard, 1987

[7] CORDIER, Anne (2011). Imaginaires, représentations, pratiques formelles et non formelles de la recherche d’information sur Internet : Le cas d’élèves de 6e et de professeurs documentalistes. Thèse de Doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication, sous la direction de Éric Delamotte et Vincent Liquète, Lille 3, 2011. Disponible sur : http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/73/76/37/PDF/THESE_Volume_1.pdf

[8] On peut penser à cet enseignant documentaliste qui souhaite que les élèves n’utilisent que trois mots-clés pour interroger le moteur de recherche, et qui est en butte à une forme de contradiction lorsqu’il enjoint les élèves à saisir « abolition peine de mort » dans la barre du moteur, des collégiens qui ne manquent évidemment pas de remarquer cette incongruité.

[9] CORDIER, Anne (2010). Face à un objet d’enseignement-apprentissage technologique : la reconfiguration des interactions enseignant-enseignés. Communication au colloque Ludovia, Ax-Les-Thermes, 24-27 août 2010. Disponible sur : http://www.ludovia.com/news-103-695.html

[10] MULOT, Hélène. La cartographie des controverses. Disp. en ligne : http://www.docpourdocs.fr/spip.php?article571

[11] MORIN, Edgar (2015). Penser global : L’humain et son univers. Paris : Robert Laffont, 131p.

[12] DOC POUR DOCS (2014). Le document de collecte : quand la recherche documentaire devient écriture, mémoire et partage. Doc Pour Docs. Avril 2014. Disponible en ligne : http://www.docpourdocs.fr/spip.php?article539

[13] Netécoute. Derrière la porte : le film interactif. Disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=y3aA4sVRnLw

[14] TraAM Doc Toulouse (2015). Proposition de matrice pour l’identification d’objectifs et de compétences à mettre en œuvre dans une Education aux Médias et à l’Information (EMI). http://docs.ac-toulouse.fr/wp/?page_id=912

[15] DUPLESSIS, Pascal (2014). Les méthodes pédagogiques en information-documentation. Les Trois Couronnes. Mai 2014. Disponible en ligne : http://lestroiscouronnes.esmeree.fr/outils/les-methodes-pedagogiques-en-information-documentation

[16] DUPLESSIS, Pascal (2013). Analyse de “11-Un document c’est quoi ?” ID-Base. Disponible en ligne : http://idbase.esmeree.fr/notice/bnzqrzxa/11-un-document-cest-quoi

[17] NALLATHAMBY, Marie (2013). Séance 2 : Un document c’est quoi ? (techniques documentaires 6e). Doc A Bord. Mars 2013. Disponible sur : https://docabord.wordpress.com/2013/03/07/seance-2-un-document-cest-quoi-techniques-documentaires-6eme/

[18] NALLATHAMBY, Marie (2013). EMI 6e - Séquence 2 document, information, source. Doc A Bord. Novembre 2013. Disponible sur : https://docabord.wordpress.com/2013/11/25/emi-6eme-sequence2-seance-1-un-document-cest-quoi-bis/

[19] NALLATHAMBY, Marie (2015). 2015/2016 EMI 6e Séquence 3 : document, information, source. Doc A Bord. Novembre 2015. Disponible sur : https://docabord.wordpress.com/2015/10/04/20152015-emi-6eme-sequence-3-document-information-source/

[20] NALLATHAMBY, Marie (2015). 2015/2016 : EMI 6e Séquence 2 Classer l’information : pourquoi ? Comment ? Doc A Bord. Octobre 2015. Disponible sur :https://docabord.wordpress.com/2015/10/04/2015-2016-emi-6eme-sequence-2-classer-linformation-pourquoi-comment/

[21] MULOT, Hélène (2015). « Communs, Biens Communs, littératie des Communs : de quoi parle-t-on ? ». Doc pour Docs. Octobre 2015. Disponible en ligne http://www.docpourdocs.fr/spip.php?article570

[22] Proflab : pour une école de la coopération. Disponible en ligne : http://profslab.org/crbst_13.html

[23] REVERDY, Catherine, THIBERT, Rémi (2015). Le leadership des enseignants au coeur de l’établissement. Dossier de veille de l’IFÉ, n° 104, octobre 2015. Lyon : ENS de Lyon. Disponible en ligne : http://ife.ens-lyon.fr/vst/DA/detailsDossier.php?parent=accueil&dossier=104&lang=fr

[24] Le terme « culture numérique » a été retenu dans notre établissement lorsque, à la rentrée 2013, alors que le terme EMI émergeait à peine, et le terme info-documentation reste obscur à bien des parents, nous avons mis en place un dispositif pour les élèves de 5e et 4e, en plus (ou en parallèle des ou comme partie des) des séances info-documentation et d’EMI (Éducation aux médias et à l’information). Il ne s’agissait donc pas de renommer l’ensemble des séances pédagogiques que nous pouvons mener, parfois seule, parfois en collaboration avec des collègues de disciplines, mais il s’agit bien ici de définir l’intervention avec un terme porteur de sens pour les élèves, les parents et les collègues.

[25] MULOT, Hélène, (2015). “Que peut-on demander aux élèves selon leur niveau : progression possible autour du document de collecte” in Le document de collecte : pour donner de la cohérence à l’EMI. L’Odyssée d’LN. Disponible en ligne : http://odysseedln.overblog.com/document-de-collecte-coherence-emi.html

[26] MULOT, Hélène (2015). Publier en ligne….je veux. Disponible sur : https://www.mindomo.com/fr/mindmap/fda8ef0e80124e78b5a233b896197fda

[27] PERRENOUD, Philippe (2001). « De la pratique réflexive au travail sur l’habitus ». Recherche et Formation, n036, p.131-162.

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