Discours de N. Vallaud-Belkacem
le 9 février 2016
Le 9 février dernier, Madame la Ministre, Najat Vallaud-Belkacem, prononçait un discours important pour la profession lors de la journée d’étude "Réagir face aux théories du complot". Au-delà de ce sujet, la Ministre abordait la question de l’éducation aux médias et à l’information au sens large, et revenait sur le rôle majeur du professeur documentaliste dans ce cadre. Nous publions ici l’intégralité de ce discours.
Monsieur le Président du Muséum d’Histoire Naturelle, cher Bruno David,
Cher Rudy, chère Florence,
Chers intervenants,
Chers enseignants,
Chers élèves,
Mesdames et messieurs,Internet a révélé ces derniers jours un complot contre l’accent circonflexe.
Un complot que je prépare depuis mes 13 ans, patiemment.
On ne pourra pas m’accuser de l’avoir décidé dans la précipitation. Nous sommes en 1990, je suis en 5ème, et j’ai sans peine réussi à convaincre l’Académie Française de me prêter main forte pour conduire à bien ce projet inavouable.D’ailleurs, vous croyez peut-être que votre présence ici est un simple accident ? Mais non. Nous sommes au jardin des Plantes. Or, savez-vous quelle année il a été fondé ? En 1635.Soit la même année que l’Académie Française. Coïncidence ? Je ne crois pas. Car nous sommes, plus précisément encore, au muséum d’Histoire Naturelle. Or en quelle année fut fondé ce muséum ? En 1793.Soit la même année que fut décrétée l’abolition de l’Académie Française. Coïncidence ? Bien sûr que non.
En revanche je tiens aussi à dire que ce complot n’est pas une lubie de femme enceinte. Je le précise car j’ai découvert ces derniers temps, grâce à Internet, que j’attendais mon troisième enfant.
Cela fait naturellement le bonheur de mon mari. Pardon. De mon ex-mari. Ces mêmes sites m’ont en effet appris que j’étais divorcée. Quand on vous dit que l’on nous cache tout ! Mais, me suis-je demandée, pourquoi ce divorce dont je n’étais pas au courant ?
Une rapide recherche sur internet m’a éclairée sur ce point : je lui ai caché, pendant des années, une terrible vérité. Je ne suis pas Najat Vallaud-Belkacem. Je suis Claudine Dupont.
Or que remarquez-vous ? Il n’y a, dans Claudine Dupont, aucun accent circonflexe. Nulle part. Cette frustration m’a conduite à décider leur suppression. La prochaine étape de ce complot sera, je vous l’annonce, la suppression des consonnes. Quant aux voyelles, leur tour viendra.
Alors s’il vous plaît, quand on vous réunit, comme aujourd’hui, pour une journée sur le sujet du complotisme, posez-vous cette simple question : à qui profite l’événement ? Eh bien, sincèrement, j’espère qu’il nous profitera à toutes et à tous, car nous avons un immense travail à mener.
Pour une raison simple : si le complotisme est si efficace, c’est qu’il est, pour le savoir, les connaissances, et la distance critique, un ennemi intime. Oui, il y a, entre le savoir et le complotisme, une familiarité troublante. Il serait sans doute plus facile de dire qu’ils sont l’exact opposé l’un de l’autre. Plus facile de considérer que le savoir, la connaissance, s’opposent, par nature, au complotisme. Ce serait plus simple mais ce serait faux.
Surtout, ce serait négliger ce qui fait la force du complotisme. Car c’est un sujet d’une extrême gravité. C’est un réel danger. Mais nous ne devons pas nous méprendre sur sa nature. C’est en comprenant ses forces, que nous pourrons le combattre efficacement, et faire de celles-ci des faiblesses.
Les forces du complotisme viennent précisément de ce qu’il puise aux sources de la nature humaine, dans des spécificités qui sont aussi celles qui ont donné naissance au savoir et à la science.
La première d’entre elles, c’est la recherche des causes.
Si quelqu’un frappe à la porte, nous l’ouvrons. Et s’il n’y a personne, nous recherchons une explication : « Quelqu’un m’a fait une farce » ; « J’ai mal entendu ».
Mais à aucun moment, sauf dans une pièce de Ionesco, nous ne nous disons : « Parfois, quand on frappe à une porte, il y a quelqu’un, et, parfois, il n’y a personne. » Nous recherchons la cause de ce bruit.
De la même façon, si nous voyons quelqu’un sortir précipitamment d’une banque, et que, deux minutes après, cette banque explose, que nous disons nous ? Soit que cette personne a posé la bombe. Soit qu’elle était au courant.
Pourtant, elle pouvait simplement avoir oublié d’aller chercher ses enfants à l’école. Ce qui justifie amplement une sortie aussi précipitée.
Ce que je désigne ici, est un phénomène bien connu, un réflexe qu’exploite le complotisme : la confusion entre la corrélation et la causalité.
Et s’il peut en jouer aussi facilement, et si c’est tellement efficace, c’est parce que notre cerveau aime comprendre. Aime créer des liens.
C’est cette quête permanente d’une explication à tout prix qui peut être reprise et détournée pour façonner des théories complotistes.Le second point qui fait la force du complotisme vient, assez curieusement, de l’histoire des sciences elles-mêmes.
Beaucoup de grandes découvertes se sont accompagnés de réticences très fortes. C’est Galilée, c’est Christophe Colomb, c’est aussi Pasteur affrontant des attaques violentes de la part de la communauté scientifique de son époque. Dès lors s’est mis en place un modèle : celui du seul contre tous. L’idée que la vérité était forcément du côté du plus petit nombre. Et que la majorité était toujours dans l’erreur.
Le problème – et on le voit particulièrement bien sur la question du réchauffement climatique – c’est que du coup, aujourd’hui, on a du mal à accepter que la majorité soit dans le vrai. Ce qui devrait faire la force de la communauté scientifique, le consensus, devient une faiblesse, que les climato-sceptiques ne manquent pas d’exploiter. Et cela vaut pour tous les sujets.
Si tous les médias le disent, ce n’est pas que c’est vrai, ce n’est pas que cela a été vérifié, selon des procédures exigeantes : c’est que c’est faux. Ici réside la seconde force, dont l’inanité a pourtant été parfaitement résumée par Carl SAGAN :
« Le fait que l’on ait ri de génies n’implique pas que tous ceux dont on rit sont des génies. Ils ont ri de Christophe Colomb[...]. Mais ils ont aussi ri de Bozo le Clown. »La troisième force reprend un peu des deux éléments, mais les dépasse : c’est la question du sens.
C’est un enjeu immense. On ne peut pas mésestimer la violence et le trouble que constitue, même en des temps scientifiques, l’existence humaine. Nous avons besoin de sens. Or le sens ne se révèle pas. Il se construit, patiemment, grâce aux savoirs, à la culture, à la connaissance. Il s’édifie mais n’est jamais donné. Nos sociétés, en mettant trop souvent l’accent sur le consommateur au détriment de l’être humain, en privilégiant un zapping permanent à la pensée et à la réflexion ont aussi, dans cette crise du sens, un rôle.
Ainsi, à l’heure des 140 caractères et des vidéos de 2 minutes, à l’heure du buzz et du « consommer » à tout prix, c’est aussi l’École et les valeurs dont elle est porteuse qui se trouvent oubliées et fragilisées aux yeux de la société et donc aux yeux des enfants.
Dès lors, pour eux, la défiance devient la norme. Et quand nos élèves soupçonnent tout, le sens s’effondre, et ils le reconstruisent ailleurs.
Sur des discours qui se donnent à la fois comme solides, cohérents, et qui masquent leur faiblesse sous la vieille rengaine du « on nous cache tout, on nous dit rien ». Voici l’ennemi intime auquel nous faisons face.
Mais il y a une bonne nouvelle : la proximité entre complotisme et savoir donne à l’École les moyens d’agir.
En rappelant la différence fondamentale entre savoir scientifique et révélation.
En rappelant la distinction cardinale entre le vrai et le vraisemblable.
En donnant aux élèves des outils techniques pour maîtriser la rhétorique, l’argumentation, et pouvoir ainsi mieux déconstruire les arguments qui leur sont opposés.
Mais dans ce cas, me direz-vous, avons-nous besoin d’enseignement spécifique ? Tous ces enjeux ne sont-ils pas, d’une certaine façon, abordés par les enseignants, en Histoire, en sciences, en langues et en littérature ?
Ils le sont, mais jamais de manière directe. On explique rarement comment se fabriquent les savoirs. Les connaissances. Quels sont les enjeux et les règles qui les régissent.
Voilà pourquoi j’ai tenu à ce que deux enseignements soient mis en place : l’Enseignement Moral et Civique et l’Education aux Médias et à l’Information.
Tout en convoquant des savoirs fondamentaux et des connaissances acquises dans d’autre cours, ils mettent l’accent sur des questions de citoyenneté, d’apprentissage et de pratique du débat, de connaissance des médias et de l’information.
J’aborderai d’ailleurs ici une question particulièrement importante, liée directement à l’essor du complotisme, et qui est à la fois enseignée dans l’EMI, mais qui va bien au-delà. C’est, naturellement, celle d’Internet. Oui, la diffusion des savoirs est une belle chose ! Mais elle s’accompagne aussi de la diffusion de son ennemi intime : celle des théories complotistes. Dès lors, il y a un moment où nous devons affronter directement les enjeux liés à cette révolution que constitue Internet.
L’Ecole ne peut pas l’esquiver.
Nous ne pouvons pas faire comme si nos élèves, notre jeunesse, n’étaient pas, comme nous, confrontés, dans leur vie de tous les jours, à une innovation qui a bouleversé nos vies et notre rapport au monde.Quand vous parlez du numérique à l’Ecole, on vous oppose souvent la fameuse formule de « digital natives », ou « d’enfants du numérique ».
On nous dit que parce que nos élèves l’utilisent souvent, parce qu’ils ont, pour la plupart, un ordinateur à la maison, nous n’avons pas besoin de nous en préoccuper à l’Ecole.
Mais est-ce parce qu’ils ont des livres à la maison, que nous ne devrions pas leur apprendre à lire ? Parce qu’ils ont accès à des bibliothèques, faut-il immédiatement arrêter de leur enseigner la littérature ?
Je ne crois pas. L’École n’apprend pas simplement à utiliser. Et si elle forge des compétences précieuses, elle ne s’y résume pas. L’utilisation n’est pas la maîtrise. Celui qui se rend chez un garagiste s’en rend rapidement compte.
Il en va de même pour Internet. Nos élèves s’en servent. Nous nous en servons. Mais en avons-nous pour autant une connaissance et une maitrise réelles ? Non.
Voilà pourquoi il est essentiel d’aborder cette question. Car cela joue un rôle fondamental dans le développement du complotisme. Et ce, pour deux raisons.La première, c’est la question de la fiabilité des sources.
Une information n’a pas la même valeur, selon qu’elle émane de GrosKissou68 ou du site de l’Encyclopedia Universalis. Cela ne veut pas dire que GrosKissou68 se trompe forcément. Cela veut dire que ce qu’il ou elle affirme n’a pas fait l’objet de vérification aussi poussée que sur un site institutionnel.
C’est un problème que vous n’avez pas dans une bibliothèque universitaire par exemple. Si un volume est dans les rayons, il y a de grandes chances pour que sa validité ait été vérifiée. Mais imaginez une bibliothèque où tout le monde peut glisser son livre, son fascicule, sans que l’on puisse faire la différence. Eh bien Internet, c’est un peu cela. Si soupçon il doit y avoir, ce n’est pas celui, délétère, qui amène à voir des complots partout, mais celui qui instaure une distance critique.Le second grand problème, c’est l’ignorance du fonctionnement des moteurs de recherche les plus célèbres.
Et plus généralement, des algorithmes, qui entrainent différentes propositions, que ce soit sur de sites de vidéo, d’achats, ou autres. On pense souvent Internet comme une ouverture sur le monde. C’est faux. Internet, quand on l’aborde par des moteurs de recherches, n’ouvre pas de perspectives : il vous enferme dans une bulle. En effet, si vous faites une même recherche sur votre ordinateur ou sur celui d’un ami, vous n’aurez pas les mêmes résultats. Car le moteur s’affine au fur et à mesure, en fonction de vos goûts, du temps que vous passez sur un site ou sur une vidéo. Il vous renvoie de plus en plus, en priorité, vers des contenus similaires.
Cela veut dire une chose : si vous regardez régulièrement des sites complotistes, vous serez automatiquement, quel que soit le sujet abordé, renvoyé, de plus en plus souvent, vers des sites qui partagent les mêmes idées. Et cela vous conforte. De plus en plus.
Alors, évidemment, ces algorithmes sont aussi pratiques. Il n’en reste pas moins que la plupart de nos élèves ignorent comment fonctionne leur principale voie d’accès au réseau.
Une même ignorance gouverne notre rapport aux images. Nous sommes dans une société inondée d’images. Mais nous les abordons très peu en cours. Peu d’élèves savent – mais peu de gens en général – comment s’effectue un montage sur une vidéo. Avec les mêmes images, vous pouvez raconter deux histoires radicalement opposées, simplement à cause de l’ordre dans lequel vous les montez.Voilà pourquoi j’ai voulu que l’EMI s’appuie aussi sur des projets, sur la création de médias : radios, journaux, plateformes web, tenus par les collégiens, et les lycéens eux-mêmes, à la fois dans le temps scolaire et en dehors et dont le nombre a été quasi doublé en un an. En faisant, on comprend la fabrique des images, des vidéos, et de l’information.
Ce terme de fabrique est essentiel. Fabriqué ne veut pas dire « faux ». C’est rappeler que les savoirs ne sont pas innés. Ils se construisent. C’est rappeler qu’un journal c’est un savoir-faire, et un savoir-être. En faisant, nous nous donnons les moyens de défaire une fascination extrêmement dangereuse.
Oui, nous avons besoin de réponses fortes, cohérentes, qui puisent dans les ressources de l’École, dans celles de l’humanisme, pour donner à nos élèves les moyens de se défendre contre ces armes de désinformation massive.
Car c’est un véritable combat, et nous avons besoin de la pensée, de vos expertises, de vos connaissances, pour le remporter. Nous devons être mobilisés, et c’est le sens de l’événement d’aujourd’hui.
Merci à ceux qui se sont mobilisés pour cette journée. Tous plus passionnants les uns que les autres. Merci surtout pour ceux qui se mobilisent au quotidien dans les établissements scolaires : les enseignants bien sûr, mais aussi tout particulièrement nos professeurs documentalistes qui sont les véritables maîtres d’œuvre de l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias.
Cette place, les nouveaux programmes de la scolarité obligatoire la réaffirment, avec une mention explicite dans les programmes du cycle 4 (5e, 4e, 3e). Grâce à eux, les élèves accèdent à une compréhension des médias, des réseaux et des phénomènes informationnels dans toutes leurs dimensions : économique, sociétale, technique, et éthique. Ils donnent aux élèves les connaissances nécessaires pour maîtriser l’information, et avoir, devant les écrans, une distance critique et une autonomie réelle.
Ils sont donc des acteurs essentiels des nouveaux programmes mais aussi de la réforme du collège. Je souhaite que leur place soit encore davantage reconnue, notamment dans les projets académiques de formation pour 2016-2017.
Je salue aussi l’engagement de la direction générale de l’enseignement scolaire, de la DELCOM, de CANOPE, du CLEMI, de l’ESENESR qui vont, dans les jours à venir, mettre en place un groupe de travail interministériel qui, dans quelques mois, proposera des ressources pédagogiques variées avec l’appui des intervenants d’aujourd’hui.
Un appel à projets sera aussi lancé pour que les équipes puissent nous faire remonter ce qu’elles ont mis en place dans leur école, collège ou lycée, et un parcours de formation en ligne va être instauré.
Vous le voyez, les mesures sont nombreuses. Aujourd’hui marque le début d’un formidable mouvement pour opposer au complotisme, à son emprise, et à la fascination qu’il exerce, les forces qui sont les nôtres : celles du savoir, de la rigueur, et de la réflexion.
Alors, certes, nos affirmations sont moins spectaculaires. Nos révélations n’en sont pas : ce sont des connaissances. Et nous n’accompagnons pas nos démonstrations de musiques dramatiques. Mais nous avons au moins une certitude : nous ne confondons jamais la vérité avec ce qui s’efforce de lui ressembler, mais qui ne cherche, au fond, qu’à mieux nous égarer. Je vous remercie.