L’ère cybériste : vers une sortie de crise ?
Clôture du 9è congrès des enseignants documentalistes de l’Education nationale, organisé par la FADBEN.
Objets documentaires numériques : nouvel enseignement ?
Grand témoin : Divina Frau-Meigs
En ma qualité de grand témoin de vos débats, ce dont je suis très honorée, j’ai été frappée par l’impression d’une fin de crise accompagnée d’un saut qualitatif dans l’interprétation des phénomènes observés. Elle me confirme dans ma propre impression que certains seuils de déploration sont dépassés et que des solutions constructives sont désormais en perspective, pour qui sait et veut les voir. La notion d’accompagnement a dominé par opposition à celle de résistance ou de déni, avec la volonté de l’infuser d’une éthique refondant les valeurs de l’humanisme, loin d’un simple suivisme réactif et toujours tardif.
Tous les intervenants invités étaient des chercheurs très reconnus dans leur domaine, et se complétaient admirablement, de sorte qu’ils ont pu dialoguer entre eux à plusieurs reprises et être repris par d’autres en écho. Ils ont fait preuve d’une grande compréhension des enjeux du document numérique, avec une grande profondeur de champ historique et sociologique, doublée — et c’est assez rare pour le signaler — d’une lecture économique. Ils ont souvent adopté aussi une approche anthropologique, qui replace l’humain au centre des processus observés. C’est cet apport rasséréné de la recherche qui donne le sentiment de mutation assumée, de mue si nécessaire à la croissance et au renouvellement. Nous ne sommes plus dans l’ordre de l’inaction mais de l’enaction, si je peux détourner ce terme pour signifier les liens complexes qui ont été tissés entre comportements et faits mentaux de tous ordres (émotions, représentations, récits) et l’environnement médiatique et culturel de ce nouveau millénaire.
Cette mutation assumée vers ce que j’appelle « l’ère cybériste », pour la distinguer de l’ère moderniste et post-moderniste, il faut en prendre la mesure et l’élaborer en un argumentaire partageable qui vienne nourrir une vision dans laquelle nous puissions inscrire nos actions. C’est ce qui manque aux réformes actuelles qui sont impuissantes à nous engager car elles utilisent des arguments réducteurs, comptables et gestionnaires, peu porteurs de force de conviction et donc parfaitement résistibles. Je ne vais pas reprendre ici les divers tableaux et schémas contrastifs utilisés par certains intervenants pour marquer les différences entre une ère et l’autre, mais souligner le consensus qui semble se dégager, effaçant volontairement les personnalités pour laisser la place aux idées et essayer d’apporter des réponses croisées aux trois questions qui vous ont mobilisé : Comment la question technique permet-elle de penser la culture de l’information ? Les nouveaux objets documentaires transforment-ils le rapport au savoir dans et hors l’école ? La posture pédagogique du professeur documentaliste doit-elle s’inscrire dans la permanence ou le changement ?
Comme grand témoin, je bénéficie du privilège d’apporter mon propre éclairage aux débats, avec un regard extérieur. Je viens des sciences de l’information et de la communication mais aussi des études culturelles (avec le monde anglophone comme laboratoire d’innovations et moteur de changement). J’ai créé à la Sorbonne nouvelle le premier master pro à distance en « ingénierie de l’éducation aux médias » et je dirige la section « recherche en éducation aux médias » à l’AIERI (Association Internationale des Etudes et Recherches en Infocommunication), l’ONG des chercheurs de notre domaine, à statut consultatif auprès de l’ONU (UNESCO et CSTD. Dans ce cadre, j’ai beaucoup travaillé avec l’IFLA, une autre ONG de l’UNESCO dans votre domaine, et j’ai aidé à créer le concept d’« éducation aux médias et à l’information » qui se propage à très grande vitesse dans de nombreux pays en ce moment.
A ces divers titres, l’argumentaire général et consensuel que je vous propose (dans lequel peuvent venir s’inscrire des distinctions et des contre-propositions), c’est que l’ère cybériste se caractérise par une série d’inversions qui se sont stabilisées autour de « la culture de l’information » (d’où l’emploi du préfixe « cyber » : énergie + matière + information = intelligence). L’objet principal de cette culture c’est le document numérique, sous toutes ses formes sécables et génératives. La démarche pour en prendre la mesure est celle de la recherche informationnelle, doublée de la maîtrise médiatique et communicationnelle. Cette nouvelle relation au savoir permet aux professeurs et formateurs de s’en emparer comme objet d’enseignement et de l’inscrire à la fois dans la permanence et le changement tout en plaçant vraiment l’apprenant au centre du processus.
I. La culture de l’information et son format socio-technique dans les inversions cybéristes
L’ère cybériste commence moins avec le traitement numérique du document (au siècle dernier) qu’avec la masse critique suffisante pour que les pratiques qu’il génère se stabilisent et affectent la société de manière visible. L’amplification et l’accélération du phénomène sont vertigineuses depuis l’arrivée massive des plateformes de réseaux sociaux en 2007 (Youtube, Facebook, Twitter,…), mais elles sont l’aboutissement, vingt ans plus tard, d’une évolution cognitive accompagnée par une nouvelle économie de type matriciel, fondée sur l’école de Santa Fe créée par John Holland en 1987. En s’appuyant sur les neuro-sciences, il souligne l’importance de la socialisation dans les mécanismes de décision, qui produit des choix non-rationnels très puissants chez les consommateurs, par besoin d’appartenance. Pour tenir compte des aléas de la mondialisation, il insiste sur la puissance des « réseaux adaptatifs non-linéaires » et se focalise sur la logique de l’usage plutôt que sur celle de l’offre et de la demande. Par là, il met en avant l’émergence d’autres types de biens que les biens de consommation courante, les biens expérientiels (achetés seulement après test et usage comme les logiciels ou les « apps ») et les biens relationnels (associés à des styles de vie, intangibles, comme les wikis, les blogs,…).
L’informatique commerciale ne fait pas autre chose, vendant du réseau social (Yahoo !, Facebook), du style de vie (Apple), et des contenus à forte valeur ajoutée hédonique comme les expériences sérielles et les jeux enligne (CBS, News Corp, Viacom,…). En permettant un repérage rapide et individualisé par la publicité, Google assure la pérennité du modèle américain commercial et une fluidité matricielle donnant l’impression diffuse de gratuité et de liberté d’accès. Ce processus met les représentations médiatiques au cœur même du processus, avec l’écran-navette, cet écran à deux crans qui permet aux grands récits audiovisuels d’être commentés et de faire l’objet des conversations des usagers sur les réseaux. Hollyweb l’a bien compris qui associe spectacles (productions télévision, radio, cinéma, internet) et services (navigation, sécurité, téléprésence,…). Les secteurs sont de plus en plus nettement intégrés et partagés entre les équipementiers (Cisco, Viacom, GE), les opérateurs (Google, Microsoft, Yahoo !), les diffuseurs (Apple, Disney, Time Warner,…) et les agrégateurs de liens sociaux (Facebook, Youtube,…). Le tout permet un réseau d’influence qui conditionne la production, la médiation et les usages, avec des stratégies d’acteurs (industries culturelles et créatives, télécoms et câblo-opérateurs, gestionnaires de documentation et de navigation) et de nouvelles prises en compte de l’usager (profilage individualisé, captation et suivi des traces de navigation et de lecture, cartographie du réseau social personnalisé).
La culture de l’information ne se confond pas avec la culture numérique même si elles ont en partage le calcul algorithmique et le contrôle des métadonnées (permettant d’identifier tout document). La première englobe la seconde, ce qu’il ne faut pas oublier en dépit du buzz médiatique qui tend à se focaliser sur le numérique quasi-exclusivement de sorte que l’arbre risque de cacher la forêt. Dans le paradigme cybériste, cette nouvelle ère met l’information au centre de ses préoccupations tant dans son traitement des connaissances que dans leur exploitation. La principale caractéristique stabilisée est le fait que la plupart de nos activités de travail comme de loisir commencent désormais en ligne et se poursuivent en ligne, avec des retombées ou pas hors ligne. L’autre inversion cybériste notable suppose non plus une coupure très judéo-chrétienne entre animé/inanimé mais au contraire une interaction continue entre agents humains et agents non humains, par le biais du document. Dans notre monde sécularisé, cette dimension non humaine n’est plus perçue comme inhumaine, notamment par les jeunes qui ne répugnent pas à confier leurs émotions à des machines et attendent de celles-ci qu’elles manifestent des états mentaux et représentationnels, au point de créer du lien social par mais aussi avec la machine (par le biais des identités multiples que sont les alias, avatars et autres cyborgs).
Une troisième inversion importante est celle de la prédominance du visuel par rapport à l’écrit. En termes socio-cognitifs, cette inversion n’est pas anodine, d’autant qu’elle relève d’un certain retour du refoulé, l’ère moderniste s’étant construite sur l’écrit au détriment du visuel (l’artiste étant relégué au rang de marginal génial). Dans le cerveau, la vision est rattachée de près au calcul et en conséquence aux centres de la prise de décision et du passage à l’action. Cette activation affecte par contrecoup les centres de la raison graphique et de la réflexion, tant prisés par l’ère moderniste. Celle-ci avait associé cette raison graphique à la maîtrise de l’écriture, de l’orthographe et du temps, car les emplois de la seconde révolution industrielle nécessitaient des ouvriers alphabétisés et capable de respecter des horaires (sur lesquels étaient prédiqués leurs salaires). Par contraste, l’ère cybériste, avec la troisième révolution industrielle fondée sur l’information comme matière première, propose une raison numérique qui se focalise sur l’espace et non sur le temps, sur la délinéarisation plutôt que sur la programmation linéaire car elle a besoin de nétayers qui travaillent sur la base de projets très chronophages, nécessitant la mutualisation et la distribution de toutes sortes de données dématérialisées.
La dernière inversion cybériste à noter, c’est celle qui affecte les médias. Ils restent une émanation de l’ère moderniste, qui avait inventé la presse comme vecteur de démocratisation et la liberté d’expression comme principe de base de l’information pour créer une citoyenneté éclairée. Les médias numériques se sont déplacés vers les spectacles d’une part et vers les services d’autre part, du fait de la formation d’Hollyweb et de la logique de l’écran-navette. L’image est de plus en plus utilisée dans des modes d’action incorporés à un récit (spectacle) ou à une situation (service). Cette pensée visuelle et cette relation à l’espace mis en spectacle peuvent se transposer avec une relative correspondance au service sur le numérique (d’autant que le numérique intègre aussi le spectacle). Le service suppose également la perception d’un espace-canal, qui est celui du site où la page d’accueil donne le sentiment d’une présence de l’équipe au travail, contactable si nécessaire. Le service donne accès directement à l’espace-monde spécifique souhaité par le sujet, que ce soit la météorologie, la géo-localisation, le réseau social, etc. Il permet aussi le parcours dans les diverses couches du web, avec une indexation sur la réalité marquée par la possibilité d’agir sur elle, notamment par l’acte d’achat ou l’activation d’une carte bancaire à distance. Enfin le service est un espace-charnière vers la réalité, qui prolonge l’action de l’œil et de la main, avec des conséquences en-ligne et hors-ligne pour le sujet, que ce soit par l’apport de réputation, de travail, de loisir ou encore par l’acquisition d’un objet qui sera livré à la porte du foyer…
Les plateformes prêtes à médiatiser cybéristes associent désormais la relation client-serveur moderniste à la relation producteur-diffuseur, ce qui met le document au centre des enjeux économiques et sociaux et inscrit la thématique de la trace et de la traçabilité au cœur des préoccupations politiques et civiques. Car le document est affecté par toutes ces inversions, dans la mesure où il peut être décontextualisé, mixé et remixé, délinéarisé, multimédiatisé selon les besoins des uns et des autres. Sécable, interchangeable, reproductible et abondant à bas coût, il promeut un maniement de la reproduction à l’infini et est le vecteur de sa propre manipulation. Son intégrité et son authenticité affectent durablement sa stabilité et remettent en cause les modèles modernistes de la propriété intellectuelle, de l’autorat, de la preuve... et donc du classement et du référencement si nécessaire à la capitalisation du savoir dans l’ère moderniste, symbolisée par ses bibliothèques et ses catalogues.
La raison numérique associée à la raison graphique constitue ainsi un format socio-technique au sein de cette culture de l’information qui affecte les représentations mentales et cognitives. Il s’inscrit aux côté des formats cognitifs connus (visuel, scriptuel, kinétique, propositionnel) et constitue l’écran-navette en artefact cognitif car il décharge celui qui s’en sert d’une partie de ses tâches mentales (de mémorisation, de computation, de représentation, etc.). Il matérialise des opérations de grande complexité ayant pour but d’amplifier les capacités cognitives humaines et de les représenter de manière communicante et signifiante pour d’autres acteurs, humains et non-humains, avec une coordination simultanée et une construction socio-matérielle de la pensée.
Les représentations médiatiques se trouvent être des documents comme « inscriptions » dirait Bruno Latour, avec trois caractéristiques stabilisées : « mobilité », « immutabilité » et « combinabilité ». Ces caractéristiques permettent aux représentations d’être déplacées, sans pour autant changer dans le déplacement tout en pouvant se combiner à d’autres représentations (chacune conservant sa cohérence interne). Elles sont d’autant plus puissantes qu’elles sont d’ordre cognitif, produisant une certaine générativité et une réelle plasticité propre aux systèmes ouverts de l’intelligence humaine, à l’écoute de l’environnement. Elles recoupent opportunément la théorie de l’information et la culture visuelle partagée des ingénieurs, des designers et des usagers.
II. Le rapport au savoir passe par le rapport au sujet cybériste
Ces documents et représentations attenantes (un document peut-il être vide ?) constituent la culture de l’information comme « réseau cognitif » selon Merlin Donald, avec le web comme espace transactionnel et le document comme unité d’analyse et d’échange. Ils sont fortement associés à la résolution de problèmes qui souvent chez les humains passe par l’appartenance au groupe et la participation aux enjeux collectifs du lien social. Le lien social se développe en inscrivant l’individu dans un système d’intelligence distribuée à travers d’autres individus, et rompt son isolement tout en lui donnant des repères culturels et matériels. C’est en cela qu’il est étroitement associé au besoin de contrôle de la réalité et de surveillance de l’environnement, si caractéristique du dépassement constant des ressources communicationnelles et informationnelles de l’ère cybériste.
Ce réseau cognitif qu’est la culture bénéficie des récits et conversations de l’écran-navette, qui assure la transmission des comportements, des valeurs et des institutions. Avec ses publics en co-présence, il est vecteur de lien social et permet la mise en continuité des informations et des expériences au sein d’une même société. Il assure la traçabilité culturelle des représentations, à partir de la duplication et de la propagation des unités de base de l’information culturelle, de sorte que la mémoire de toute une population soit distribuée et non concentrée en un seul individu. L’apprentissage de générations cumulées peut ainsi bénéficier à l’ensemble des individus dans un groupe et être à la base de l’héritage culturel, de la construction du patrimoine collectif, sous la forme d’un recyclage constant qui maintient les récits installés en activité tout en laissant la place à une possibilité d’émergence de nouveaux récits et de nouvelles conversations.
Cet apprentissage culturel et ses nouvelles conditions de performance par le biais du numérique entraînent de nouvelles formes de consommation et d’usage qui viennent s’empiler sur les anciennes, en les déplaçant sans les déclasser totalement. Ils produisent de nouveaux modes de présence du sujet cybériste face à l’écran-navette et des formes de créativité augmentées et enrichies par le numérique.
Ce sujet cybériste est jeune, même quand il fait montre d’une maturité au-delà de son âge. Les chercheurs tout comme les éducateurs se posent des questions sur sa vie privée (notamment du fait de la commercialisation des données par des tierces parties anonymes et à but lucratif), sur sa gestion d’identités multiples et empilées (notamment des loyautés et pressions diverses qui s’exercent en ligne et peuvent impliquer des stratégies de solidarité/désolidarisation complexes et, pour certaines, dommageables). Se rajoutent des éléments hétérogènes d’une culture jeune mondialisée par les médias, qui interpelle sur les expériences parallèles entre vie sur les réseaux et vie en communauté. Enfin le brouillage savamment instrumentalisé des grandes plateformes prêtes à médiatiser entre biens relationnels (amitié, bien-être, spectacles) et biens expérientiels et transactionnels (services, applications,…) crée des risques de confusion, voire de désinsertion, mais est considéré par les jeunes comme faisant partie du rapport coûts-bénéfices, et donc valant la peine de la prise de risque et de la prise d’autonomie, d’autant plus que la culture de l’information leur donne accès à des territoires jusque là réservés à l’adulte.
Quelques figures ont été pointées par les chercheurs, qui recoupent en grande partie celles que je retrace dans Penser la société de l’écran. Dispositifs et usages (Eres, 2011). Le spectateur moderniste cède la place au spectacteur cybériste qui participe en fan ou en amateur éclairé, voire quasi-professionnel, aux grands récits des médias et les commente dans ses conversations sur la toile. Le citoyen de l’époque des Lumières recule face au netoyen de l’ère du pixel qui est sollicité pour voter un grand nombre de fois, sommé de donner son avis sur tout, de donner un classement et de se construire une réputation au nombre de commentaires reçus sur son propre compteur. Le joueur du bac à sable hors-ligne se retrouve sur des jeux en ligne massivement multijoueur, où il devient un gameur, dans des sociétés virtuelles, où son avatar peut interagir selon des règles spécifiques, contraintes par le design de la machine. Enfin l’ouvrier de la mine de charbon se réincarne en nétayer de la mine de données, se trouvant obligé de fournir du temps connecté pour « payer » son temps d’accès et d’exploitation des ressources mises en ligne. Cet auto-entrepreneur est de fait très isolé de toute protection sociale dans le capitalisme matriciel de Hollyweb. Il ne faut pas s’étonner alors que des figures plus souterraines comme celles du braconnier ou du pirate anonyme et indigné n’apparaissent en contrepoint…
Pour ne pas se faire écraser par ces risques et pouvoir profiter des opportunités de l’ère cybériste, le sujet doit donc être formé autrement et s’engager autrement. Il faut l’aider à faire sens des différentes figures et rôles qui s’offrent à lui. Il faut lui montrer les conséquences réelles et à long terme du rapport coûts-bénéfices en termes de gestion de ses traces et de maîtrise des multiples facettes de son identité. Mais avec quels dispositifs et quels types de soutien ?
III. La posture pédagogique à l’ère cybériste
Ce que les chercheurs en information et informatique tendent à oublier, c’est que les mutations du document remettent en cause les modèles classiques de la communication, non plus conçue comme une transmission entre un émetteur et récepteur mais comme une commutation basée sur l’interaction avec une série de bouleversements de « l’économie symbolique » dirait Alain Couchot, le sens ne venant plus de l’énonciation en tant que telle mais de l’interaction de l’énonciateur et de son destinataire par le biais du document numérique. Le passage de l’analogique au numérique ne génère en effet pas que des compatibilités, car l’image devient contrôlante (par le calcul et la prévisibilité) et l’interactivité renouvelle la dialectique par le jeux des interfaces multiples de l’écran-navette. Tout événement à l’écran devient potentiellement un acte d’apprentissage, indépendant du contrôle de l’enseignant et de son lieu de stockage, à mesure que le web devient une immense bibliothèque et un gisement des mémoires du monde.
La posture interactive du sujet cybériste, quel qu’il soit (apprenant ou enseignant), suggère une forme de socialisation qui passe par un engagement personnel dans la mise en récit, voire une performance. Elle relève de la construction d’une identité dynamique et réflexive sur les réseaux, telle qu’elle se révèle dans les plateformes d’échanges comme YouTube ou les communautés virtuelles comme Second Life. La production de mondes intersubjectifs sur ces plateformes implique la création de relations de confiance entre sujets distants, d’où souvent l’appel à l’authenticité et à la sincérité de l’émotion partagée plutôt qu’à la qualité de l’information échangée.
Cette posture interactive doit être intégrée à la posture pédagogique, sous peine de non alignement, voire de mésentente, entre apprenant et enseignant. La posture interactive et le régime de la représentation dans le document apportent un éclairage sur la complexité du processus de médiatisation lorsqu’il implique l’interaction avec les technologies du numérique. Cette interaction ne relève pas d’une simple manipulation de scripts et de schèmes, mais au contraire d’une réflexion méta-critique, entre médiation, information et communication car aucune couche de sens n’élimine les autres, dans l’écran-navette où la somme des documents est comme « un feuilleté de surfaces à déplisser », pour reprendre la formule de François Dagognet.
La fonction moderniste de l’école comme lieu de transmission et de reproduction des savoirs est altérée par la fonction cybériste de l’école comme lieu de co-construction des événements d’apprentissage, qui s’appuie sur une énorme bibliothèque universelle et transfrontière, dans les murs et hors les murs. Cela renforce, paradoxalement, le rôle de l’école comme ralentisseur social de l’accélération technique et de son potentiel disruptif. Ce rôle peut sembler secondaire en cette période de vitesse, de fragmentation et de bruit mais il reste essentiel à la construction d’un sujet cybériste à la tête bien faite sinon bien pleine. Cela induit l’émergence de compétences spécifiques, instrumentales, procédurales, cognitives et axiologiques.
Ces compétences du sujet cybériste, pour l’heure, sont de type intuitif et se développent de manière « sauvage ». Elles révèlent chez les jeunes qui pratiquent les réseaux et entretissent les liens de l’écran-navette une culture du recyclage de l’information qui devrait rassurer les pédagogues. Ce recyclage répond à une logique de dispositif social plus que technique. L’utilité sociale et le rapport coûts-bénéfices du document numérique et des représentations qu’il véhicule sont reconnus par les usagers, qui se focalisent bien plus qu’on ne croit sur la mémoire collective et ses récits nationaux, voire universaux. L’écran-navette leur permet aussi de relier la marge par rapport au centre, de se sentir intégrés au processus de participation par la proximité de l’expression individuelle ou micro-communautaire qui maintient active toutefois l’option collective et nationale.
Sans y paraître, la gestion de la mémoire collective, qui circule entre plusieurs supports et documents, est à l’œuvre dans la culture de l’information, afin que les nouvelles générations ne perdent pas les récits fondateurs des générations antérieures, y compris les mythes fondateurs de l’internet. Chaque évolution du document permet la capitalisation des contenus ; chaque étape de son évolution (du statique au dynamique à l’immersif) renforce la pénétration des images populaires tout comme les images canoniques par leur recyclage, voire leur échantillonnage, ce qui permet d’atteindre toutes les générations de publics potentiels, bien au-delà des capacités de démocratisation de l’ère moderniste.
Les approches anthropologiques présentées lors du congrès, souvent basées sur l’observation participante, ont toutefois souligné les écarts générationnels et les malentendus qui restent encore à lever. Du côté des jeunes apprenants, ont été soulignées l’hétérogénéité des pratiques communicationnelles ainsi que l’invisibilité de leurs pratiques de recherche informationnelle, souvent non déclarées et non-conscientisées. Elles relèvent de tactiques de ruse, de braconnage et de débrouille qui n’effacent pas un sentiment d’isolement face à la masse de documents accessibles en ligne. La qualité de l’information et sa vérification restent des compétences à acquérir, bien au-delà de l’aptitude à la navigation ou au réseautage. Du côté des professionnels ont été relevés la mauvaise image des CDI et le peu de connaissance des nouveaux portails. Les bibliothécaires se plaignent de l’invisibilité de leur expertise aux yeux des jeunes et des résistances des autres enseignants face à la perturbation de leur ordre documentaire moderniste bousculé par l’ère cybériste. Ces derniers n’ont pas encore entériné et intégré les implications de l’inversion écran/livre, visuel/scriptuel. Ce déni se fait à leur détriment car il cause de la souffrance au travail du fait notamment de la non-reconnaissance de l’utilité de leur fonction, tant de la part de la hiérarchie administrative que des jeunes apprenants.
Ce déni d’autorité, de visibilité et de légitimité place les bibliothécaires dans une position paradoxale : leur rôle est central dans la formation et la propagation de la culture de l’information à l’ère cybériste ; leur rôle est contesté par les détenteurs du pouvoir de l’ère moderniste, qui sont encore dans une position de verrou et de contrôle (comme le montre la remise en cause du statut des enseignants-documentalistes). Dans leurs CDI, ils sont idéalement placés dans un lieu qui fonctionne comme un contexte ouvert, où toutes sortes d’événements d’apprentissage peuvent être suscités et activés ; ce lieu reste séparé des activités de la classe qui est en concurrence avec lui au lieu de s’inscrire en continuité et en complémentarité. Pour le coup, l’école ne fonctionne pas comme ralentisseur social mais comme débrayeur, — séparant l’arbre moteur des essieux en quelque sorte, pour garder une métaphore congruente avec les autoroutes de l’information — , au risque de voir l’apprentissage se déporter ailleurs, dans une institution cybériste qui ne pourra pas manquer d’émerger, sur les réseaux auto-didactiques de la toile.
Toutefois des propositions ont été avancées par des jeunes chercheurs, qui témoignent de changements dans les lignes de démarcation. La médiation apparaît comme une des postures pédagogiques les plus positives, pour faire le lien avec la posture interactive. Elle introduit une relation dialectique indispensable pour comprendre des processus d’information et de communication qui sont conduits et incorporés tant par les institutions que par la technique, dirait Jesus Martin Barbero. Elle pose que ces processus sont médiés par les interactions sociales, notamment en termes de réception et de consommation culturelle, ne les rendant pas toujours prévisibles en termes d’effets ou des résultats. La médiation permet de combler le fossé inter-générationnel et soutient la théorie de la socialisation car elle prend en compte tant les relations de pouvoir que les capacités de résistance et considère les relations négociées entre sphères privées et publiques, au niveau global et local. C’est un élément clé dont la centralité est sous-estimée et dont la recherche est sous-évaluée, comme je le déplore dans mon ouvrage Socialisation des jeunes et éducation aux médias (Eres, 2011).
La médiation souligne la nécessité de construire le document numérique comme un objet d’apprentissage lui-même ainsi que la culture de l’information qui lui sert de milieu ambiant, et donc naturalisé. Concrètement, elle consiste à susciter la mise en place de situations pédagogiques libres et inédites pour favoriser le transfert de connaissances et pas seulement leur transmission, pour préparer les esprits à l’imprévisible si caractéristique de l’internet, et pour créer une aire de jeu potentiel plus encore que virtuel où les apprenants puissent être engagés sans être tracés…
Elle peut être associée à une didactique de l’infodoc et de l’infocom qui travaille à développer un esprit critique de sorte que les représentations des apprenants soient mises en lumière et soient questionnées, déplacées, confortées si nécessaire. Cette méta-connaissance du document numérique ne peut être l’apanage des spécialistes des savoirs modernistes, peu aptes à changer de posture pédagogique, dans la mesure où leur mission reste encore, jusqu’à nouvel ordre, de transmettre une culture scolaire construite comme une culture commune, qui donne du sens à toutes sortes d’activités hors-ligne et en-ligne. La logique de co-construction nécessite des architectes de l’information, capables de développer les compétences et savoirs-faire documentaires, et les compétences d’initiative et d’autonomie susceptibles d’engager les apprenants dans la participation démocratique qui reste une des promesses de la culture de l’information. C’est à eux de transformer les compétences sauvages du sujet cybériste en compétences apprivoisées, maîtrisées, qui seules permettent des contributions effectives et créatives au patrimoine culturel.
Je conclus sur la dimension éminemment politique du processus que nous sommes en train de voir évoluer sous nos yeux. Les questions de la propriété intellectuelle, de la privatisation des données et du manque de transparence des nouveaux industriels de Hollyweb montrent les enjeux politiques qui sont la face cachée du numérique. Les métadonnées sont toujours organisées comme système de contrôle ; la fermeture du net (qui se place dans la continuité de l’histoire des communications) est en marche, et avec elle le maintien des rentes de position ; la capture du calcul par les politiques algorithmiques se fait en toute opacité et sous prétexte de convivialité. Il est donc urgent d’opérer la déconstruction des réseaux d’influence dans le choix des documents et d’appeler à la réorganisation des systèmes qui sous-tendent l’architecture et la culture de l’information à l’ère cybériste.
La solution à long terme, celle qui plaît le moins aux politiques mais est garante de l’autonomie et de l’indépendance de l’apprenant c’est encore l’école, ou plutôt c’est la translittératie, qui ne passe plus uniquement par l’école, comme nous la réfléchissons au sein de l’équipe de recherche LIMIN-R, que je pilote avec Eric Bruillard et Eric Delamotte (2012).
La translittératie se définit sur deux niveaux, pour appréhender la complexité des modes d’interaction avec l’information désormais disponibles pour l’apprenant :
- la négociation multi-médias : être capable de lire, écrire, compter et computer avec tous les outils à disposition (de l’écrit à l’image, du livre au blog) ;
- la maîtrise multi-domaines : être capable de chercher, évaluer, tester, valider, modifier l’information selon ses contextes d’usage pertinents (le code, l’actualité, le document,…).
La translittératie s’inscrit dans la médiation et participe d’une éducation aux médias telle qu’elle pourrait se généraliser, qui passe par une maîtrise distancée tantôt bienveillante, tantôt parodique, de la culture de l’information propre à l’ère cybériste. Elle participe ainsi de la maîtrise de l’écran-navette. Concrètement elle se traduit par une téléprésence qui intègre la pratique de l’écrit, de l’image et du son et donne accès à une réalité médiée propice à la construction de l’identité personnelle. L’identité dynamique comme téléprésence est en fait un amalgame de « présence cognitive » et de « présence sociale », selon Garrison et Anderson (2003). La présence cognitive peut se décrire comme la capacité de l’apprenant à construire et maintenir son identité en ligne par la participation, la réflexivité et toutes sortes d’opérations mentales et techniques comme la recherche d’information, l’échantillonnage de données, voire la production de contenus (Jenkins 2009). Elle ne relève pas seulement de l’élaboration d’une réputation mais d’une activité soutenue et quotidienne en ligne, qui permet de rester en lien avec une ou plusieurs communautés de pairs via l’écran. La présence sociale quant à elle relève de la capacité de l’apprenant à se projeter émotionnellement et psychologiquement dans l’activité en ligne comme si elle était réelle, en impliquant toutes les dimensions de sa personnalité de même que s’il s’agissait d’un engagement hors-ligne, sans rupture entre les deux.
J’y rajoute, pour faire bonne mesure, la présence « désignée », comme capacité à gérer les contraintes du système technique quant à ses degrés de liberté d’action, comme habileté à reconnaître la présence d’un système de production dont les desseins peuvent être différents de celui de l’usager. Elle implique une connaissance de l’informatique sociale et de la technique qui sous-tend la culture de l’information. Elle a pour but de réduire l’anxiété lorsque l’enfant est exposé à des situations nouvelles ou peu familières, dans un contexte de communauté virtuelle où les personnes peuvent avancer masquées. La collaboration et la réciprocité des échanges, voire les co-constructions possibles sur des plateformes comme la Wikipédia, n’impliquent pas en effet automatiquement le lien social. La téléprésence n’évacue pas le conflit ou l’isolement, qui peuvent arriver dans des situations hors-ligne également ; elle donne des capacités d’autonomie et d’appropriation sur lesquelles peut s’appuyer le jeune tout comme l’éducateur, dans l’accompagnement.
Tout un répertoire de stratégies en-ligne s’offre aux jeunes comme aux adultes, qui associent communication et information et contribuent à la téléprésence, avec une relation animé/inanimé assumée (car elles sont associées à des opérations de programmation utilisées en informatique pour la résolution de problèmes) : le jeu, la simulation, l’agrégation de contenus, l’échantillonage, la mise en commun de ressources multimédias, le réseautage, la coordination entre pairs, à travers entre diverses communautés en ligne et hors ligne (Jenkins 2009 ; Frau-Meigs 2011).
Ces stratégies, qui associent performance et compétence, montrent comment l’écran-navette produit à la fois de la connectivité et de la connexion, de l’interactivité et de l’interaction, car la téléprésence combine alors la présence designée, la présence cognitive et la présence sociale. Les compétences informatiques et médiatiques tout comme les représentations symboliques et matériels qui permettent la participation favorisent l’émergence et la cohabitation de toutes ces formes de sociabilité en-ligne et hors-ligne. Ces stratégies pointent aussi vers les mutations de la pensée et esquissent l’émergence d’une raison numérique à l’ère cybériste.
Divina Frau-Meigs
Professeure en langues et littératures anglaises et anglo-saxonne et en sciences de l’information et de la communication.
Université Sorbonne nouvelle. Paris 3. Equipe Limin-R
Video du congrès :
Synthèse des travaux du 9e congrès des enseignants documentalistes de l’Education nationale par le Grand Témoin, Divina FRAU MEIGS
http://www.canal-u.tv/video/fadben_...
Quelques références pour aller plus loin
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