Consultation sur le référentiel EMI
ou comment se passer des professeurs documentalistes
La DNE (direction du numérique pour l’éducation) a lancé le 23 août dernier une consultation numérique via Eduscol, sur les 27 compétences du référentiel EMI intégré aux nouveaux programmes du collège. Sans surprise, conformément à la logique retenue depuis la création de l’EMI, l’approche est totalement transversale, sans considération particulière pour les professeurs documentalistes. Tout professeur ou personnel d’éducation est ainsi invité à donner son avis sur des contenus à propos desquels il ne dispose d’aucune expertise spécifique. Ce positionnement est inacceptable. Notre expertise dans ce domaine est pourtant attestée par un CAPES adossé aux SIC (sciences de l’information et de la communication), discipline de référence de l’information documentation, domaine d’enseignement dont l’EMI est largement imprégnée, sans compter l’expérience pédagogique accumulée depuis des années sur le terrain.
EMI et numérique : une (con)fusion toujours plus problématique
Le calendrier retenu est significatif de l’importance réelle accordée à la réflexion de fond sur ce sujet ; elle a été ouverte une semaine avant la rentrée des enseignants, le 23 août, à l’occasion de la clôture de l’université d’été Ludovia (Université d’été du numérique éducatif), dans une logique de communication typique de la DNE - s’il fallait encore un signal de la prise en main de l’EMI par la DNE, celui-ci est on ne peut plus clair. Cette appropriation de l’EMI par le champ de l’éducation au numérique est épistémologiquement très discutable ; le lecteur pourra se reporter à ce sujet aux publications de Pascal Duplessis, qui en développe l’analyse dans deux articles consultables sur son blog Les Trois couronnes : L’Information-Documentation au risque de l’EMI et l’Information-Documentation en 10 tableaux. Cependant, même l’acceptation de ce glissement ne justifierait en rien l’absence de reconnaissance de responsabilité et de légitimité particulière du professeur documentaliste dans sa mise en œuvre. Ainsi, la loi de Refondation de 2013, dans son chapitre Apprendre à l’ère du numérique, établit les dispositions suivantes :
Il est impératif de former les élèves à la maîtrise, avec un esprit critique, de ces outils qu’ils utilisent chaque jour dans leurs études et leurs loisirs et de permettre aux futurs citoyens de trouver leur place dans une société dont l’environnement technologique est amené à évoluer de plus en plus rapidement.
Les professeurs documentalistes doivent être particulièrement concernés et impliqués dans les apprentissages liés au numérique (nous soulignons). Cela passe notamment par l’inscription dans la loi du principe d’une éducation numérique pour tous les élèves, qui doit permettre aux enfants d’être bien formés et pleinement citoyens à l’ère de la société du numérique.La formation scolaire comprend un enseignement progressif et une pratique raisonnée des outils d’information et de communication et de l’usage des ressources numériques qui permettront aux élèves tout au long de leur vie de construire, de s’approprier et de partager les savoirs. La formation à l’utilisation des outils et des ressources numériques comporte en outre une sensibilisation aux droits et aux devoirs liés à l’usage de l’internet et des réseaux, qu’il s’agisse de la protection de la vie privée ou du respect de la propriété intellectuelle. Elle comporte également une sensibilisation à la maîtrise de son image et au comportement responsable.
Au collège, l’éducation aux médias, notamment numériques, initie les élèves à l’usage raisonné des différents types de médias et les sensibilise aux enjeux sociétaux et de connaissance qui sont liés à cet usage.
Un transfert d’expertise et de responsabilité programmé
Pour rappel, cette consultation sur les 27 compétences du référentiel EMI prend place dans un historique parfaitement cohérent.
En 2015, dans le cadre de l’élaboration des nouveaux programmes, le CSP (conseil supérieur des programmes) lance les travaux destinés à élaborer les contenus de l’EMI. L’A.P.D.E.N. contribue à tous les stades du projet, et y associe le GRCDI, représenté par Alexandre Serres. Les premiers projets, s’ils sont largement amendables, comportent néanmoins des éléments significatifs pour la reconnaissance de nos contenus d’enseignement et notre expertise en tant que professeurs. In fine, la DGESCO reprend brutalement la main sur la dernière version, et les 27 compétences qui composent le programme définitif de l’EMI résultent dès lors d’une très forte simplification du projet du CSP, dont a été expurgée la majorité des éléments notionnels explicites et des mentions nous offrant un appui sérieux. Cette démarche nous avait à l’époque été justifiée en invoquant le fait que les programmes devaient être "compréhensibles aux parents"... L’association a, à ce sujet, publié plusieurs articles relatant la démarche de travail, ses multiples contributions et son positionnement : Projets de programmes : Analyse et propositions publié le 13 mai 2015 ; Nouveaux programmes : Une déception à la hauteur de l’attente publié le 28 septembre 2015 et Les professeurs documentalistes dans le nouveau collège : État des lieux en janvier 2016, publié le 7 janvier 2016.
En 2016, dans le cadre de l’application de la réforme des cycles 3 et 4 et dans le contexte de la Refondation de l’École de la République, un "groupe de travail national sur l’EMI" est constitué, piloté par M. Reverchon-Billot, IGEN EVS en charge de la Documentation. Ce groupe est essentiellement composé de personnels de la DGESCO et de la DNE, auxquels s’adjoignent quelques professeurs documentalistes ou anciens professeurs documentalistes, ainsi que des personnels du CLEMI, des formateurs Canopé ou DANE en académie. Il "a pour fonction de proposer des documents d’accompagnement pour l’application des programmes de l’EMI dans le cycle 4, ainsi qu’un référentiel pour sa mise en œuvre dans le cycle 3". Son second objectif relève de "l’organisation de la conférence inscrite dans le plan national de formation (PNF)", qui allait se tenir à Lyon les 9 et 10 janvier 2017, avec pour intitulé Cultures numériques, éducation aux médias et à l’information. L’A.P.D.E.N., dans un premier temps associée à ce groupe de travail, a estimé après plusieurs réunions que sa parole, dans l’intérêt des élèves et le respect de l’expertise particulière des professeurs documentalistes, n’y était aucunement prise en compte. Ses travaux sur le curriculum, de même que la matrice du Traam Doc Toulouse, y ont notamment été estimés "trop complexes" et "trop spécifiques aux professeurs documentalistes". La logique de transversalité et de vulgarisation prévaut et l’association, refusant d’y apporter sa caution, quitte le groupe. (Voir à ce sujet : Groupe de travail national sur l’E.M.I. : L’A.P.D.E.N. quitte la table publié le 12 octobre 2016)
Parallèlement, le 17 octobre 2016, la DNE adresse par mail une commande aux collègues IAN Documentation. Ces derniers disposent de deux mois pour "produire des fiches compréhensibles par l’ensemble des enseignants" selon le principe "1 IAN Documentation = 1fiche = 1 compétence". L’objectif est explicite : "Afin que tous les enseignants et les personnels d’éducation puissent s’approprier ces compétences, il nous a semblé intéressant de mobiliser de manière collective le réseau des IAN Documentation dans le cadre d’un travail d’explicitation et de déclinaison pratique [des] compétences [du référentiel EMI]". Le résultat de ce travail doit être remis le 15 décembre 2016, en prévision d’une présentation dans le cadre du PNF Cultures numériques, éducation aux médias et à l’information. Un comité de relecture, dont font partie Michel Reverchon-Billot et Denis Tuchais*, est mentionné. L’A.P.D.E.N. était alors intervenue auprès de Denis Tuchais [1] pour objecter fermement sur cette démarche qui, outre son absence d’assise scientifique, relevait selon nous d’un transfert de compétences et d’une dépossession des professeurs documentalistes de leur expertise. Un message des adhérents de l’A.P.D.E.N., fruit d’un large travail collaboratif, avait également été adressé aux IAN Documentation le 3 novembre 2016, afin de leur faire part des fortes inquiétudes que générait cette commande de la DNE, et des implications probables qui la sous-tendaient.
La consultation lancée ce 23 août sur Eduscol, ouverte à toute la communauté éducative, est la suite directe de ces premières étapes, et a pour but de finaliser les fiches produites en 2016.
Des modalités qui interrogent
La rédaction de la première version des fiches soumises à cette consultation a initialement été confiée au réseau des IAN Documentation, dont le travail a ensuite été repris par un comité de lecture comprenant des membres de l’Inspection générale, du CSP et du CLEMI. On ne peut que déplorer que les chercheurs en SIC, seuls garants de la rigueur épistémologique indispensable à l’élaboration de contenus d’enseignement, n’aient, à aucun moment, été conviés à participer à ce processus ; en l’état, l’actuelle consultation se base de fait sur un travail non validé scientifiquement.
Les modalités de participation retenues posent également question : possible anonymat des contributeurs, modifications proposées sur les fiches non visibles en première lecture, choix d’une forme de vote sans nécessité de justification du positionnement exprimé, qui rappelle des fonctions plus habituellement utilisées sur les réseaux sociaux... Le dispositif semble bien loin de garantir les conditions nécessaires pour répondre à l’exigence des enjeux portés par ce dossier.
Enfin, la consultation, lancée une semaine avant la rentrée scolaire des enseignants, se clôturera le 20 septembre, laissant de fait un délai extrêmement court à ceux qui voudraient malgré tout contribuer de façon construite et rigoureuse, sur l’une des périodes les plus chargées de l’année, professionnellement, pour une grande majorité d’enseignants.
Le calendrier et les modalités retenus semblent ainsi bien faibles, au regard d’un enseignement dont les enjeux majeurs sont pourtant régulièrement réaffirmés à tous les niveaux décisionnels...
Conclusion
Cette démarche, dans son ensemble, relève d’un transfert d’expertise et de responsabilité inacceptable, dans un contexte où l’Institution refuse obstinément de clarifier sans équivoque notre place dans l’EMI et notre expertise particulière, dans les textes relevant de l’application concrète, en établissement, des dispositions liées à la Refondation. Il semble que l’EMI ne puisse trouver de formulation viable sans le secours des professeurs documentalistes et donc, sans base info-documentaire. Et c’est là tout le cynisme de la situation : de fait, depuis les premiers temps du processus d’élaboration des programmes, notre expertise spécifique est bel et bien reconnue... mais, loin de constituer le fondement légitime de la reconnaissance de notre responsabilité particulière dans la mise en œuvre des enseignements correspondants, l’Institution a choisi de l’exploiter dans le cadre du transfert massif vers l’ensemble des enseignants, dans une logique de transversalité qui, couplée aux flous persistant dans nos dispositions statutaires, ne nous laissera plus guère de place. Or, l’A.P.D.E.N. estime qu’il serait irresponsable d’aider cette institution à se passer de nous, en mettant à la portée de tous une version dévitalisée et sans ambition pour les élèves de l’enseignement que nous élaborons patiemment sur le terrain, avec exigence, sans aucun soutien, depuis la création du CAPES. C’est pourquoi l’A.P.D.E.N., en conscience, ne contribuera pas à la consultation proposée sur Eduscol, mais poursuivra résolument sa réflexion et sa démarche propositionnelle en faveur de la construction d’une didactique de l’information documentation, en relation avec la recherche.
Les travaux associatifs de ces dernières années, qu’il s’agisse du projet Wikinotions Infodoc, ou de la série de textes Vers un curriculum en information-documentation, sont les témoins de la volonté inaltérable de la profession à bâtir, rigoureusement et sur le temps long, ses contenus d’enseignement. S’il doit y avoir mobilisation de l’intelligence collective des professeurs documentalistes, que cela soit donc pour construire cet enseignement de l’information documentation, dont l’institution a enfin reconnu, dans la circulaire n° 2017-051 du 28-3-2017 définissant les missions du professeur documentaliste, à la fois l’existence et la spécificité.
Quant à l’Institution, si elle ne semble pas pressée de nous appuyer dans cette élaboration de contenus qui devrait pourtant relever de sa responsabilité, qu’elle garantisse au moins aux professeurs documentalistes, au delà des mots et des marges interprétatives laissées aux hiérarchies intermédiaires, la possibilité effective d’enseigner l’information documentation, avec ou sans collaboration avec leurs collègues de disciplines, conformément aux dispositions de notre circulaire de missions :
les professeurs documentalistes forment tous les élèves à l’information documentation et contribuent à leur formation en matière d’éducation aux médias et à l’information. [...]
En diversifiant les ressources, les méthodes et les outils, [le professeur documentaliste] contribue au développement de l’esprit critique face aux sources de connaissance et d’information. Il prend en compte l’évolution des pratiques informationnelles des élèves et inscrit son action dans le cadre de l’éducation aux médias et à l’information.
Le professeur documentaliste peut intervenir seul auprès des élèves dans des formations, des activités pédagogiques et d’enseignement, mais également de médiation documentaire, ainsi que dans le cadre de co-enseignements, notamment pour que les apprentissages prennent en compte l’éducation aux médias et à l’information.
Notes
[1] Professeur documentaliste, ingénieur de formation à la DAFPEN de Montpellier, Denis Tuchais a travaillé avec le CSP, notamment dans le GEPP cycle 4 et coordonné la partie EMI des nouveaux programmes, puis il a participé au groupe de travail ministériel sur l’EMI