2011
mars
3

Que vaut-il d’enseigner sur le livre ?

Article Publié dans le Mediadoc N°4 de Mai 2010

Agnès Montaigne IUFM de Rouen
Nicole Clouet IUFM de Caen

Introduction

La réflexion que nous avons présentée à la FADBEN lors du séminaire d’octobre 2009 est issue avant tout de notre pratique de formatrices de PLC2 en IUFM. Ce n’est pas un travail de chercheur au sens propre, mais plutôt de ces « braconnages » ou « bricolages » qu’Anne Jorro dans l’Agir enseignant montre comme constitutifs du travail pédagogique. A partir de lectures et d’expérimentations, de travaux avec nos stagiaires, nous avons souhaité développer une approche réflexive des contenus de formation des élèves. C’est dans cette démarche que nous avons demandé aux participants du séminaire d’entrer, en communiquant à l’avance les extraits d’ouvrages cités en annexe.

En tant que professeurs documentalistes, nous vivons actuellement une tension entre des pratiques issues de la première époque de notre professionnalisation où, prenant des modèles dans l’accueil des usagers en bibliothèque, nous avons, chacun de notre côté, organisé des séances de formation essentiellement dans le but de donner aux élèves les premiers éléments d’une maîtrise de l’information, et la nécessité actuelle d’approfondissement épistémologique face à ce qui est en passe de devenir une véritable éducation à la culture informationnelle. Claude Baltz n’a-t-il pas écrit dans un article bien connu : « Dans la société d’information, il ne suffit pas de naviguer, [...] il faut savoir ce que naviguer veut dire. Il ne suffit [...] plus de savoir utiliser des cartes, puisque naviguer, cela repose sur des cartes. Pour être capable de vivre dans cette société, il faut savoir ce qu’est une carte [...], autrement, on reste bloqué sur l’usage d’une carte déterminée. »

Dans ce cadre nouveau, loin des simples consignes méthodologiques, les contenus des séances info-documentaires doivent être examinés avec rigueur afin que les savoirs transmis s’inscrivent dans un ensemble de connaissances scientifiques plus large, où ils prennent leur sens et éclairent l’action à accomplir. Dans cette perspective, nous invitons les stagiaires, souvent un peu trop enclins à prendre appui sur des standards éprouvés, à construire d’abord, pour eux-mêmes,
une représentation la plus scientifique possible des contenus qu’ils aborderont avant de réfléchir aux diverses situations dans lesquelles ceux-ci peuvent être abordés avec les élèves.

Pour illustrer cette démarche nous avons proposé comme thème d’étude le livre, à la fois parce qu’il est un objet central pour la profession et parce qu’il devient souvent, en général dans le cadre des séances de formation des sixièmes, un objet d’apprentissage. Nous observons chaque année un corpus de pratiques nées, dans les années 90, autour du Voyage au cœur de la documentation et bien installées dans la profession. Celles-ci privi- légient une approche descriptive de l’objet, le réduisant à sa matérialité, les notions travaillées (auteur, titre, éditeur, cote...) l’étant dans une perspective « bibliothéconomique » et dans le but, souvent unique, de « retrouver » le livre sur les rayonnages.

Or aujourd’hui le vecteur numérique nous oblige à questionner à nouveau l’objet, comme l’illustrent les nombreuses publications dont il fait l’objet dans l’édition depuis quinze ans, et à nous poser la question de ce qui vaut d’être transmis à nos jeunes élèves sur le livre. Que faut-il qu’ils sachent, comprennent de cet objet et de ses usages ? Quelles perspectives doivent guider ces apprentissages ? Quels concepts permettent de donner un sens nouveau à cet objet si familier ?

Au-delà de revisiter les formations habituelles des élèves, notre option est de chercher également si le travail sur le livre ne prépare pas l’approche qui sera nécessaire à d’autres objets documentaires, en particulier les textes numériques, en nous permettant de mettre en avant des notions communes ou issues de ces notions communes, afin d’envisager comment elles pourront ultérieurement être mises en place dans le cadre d’une progression.

De nombreuses bibliographies existent sur le livre et l’histoire du livre. Citons celles du site Thélème « Techniques pour l’historien en ligne » de l’Ecole des Chartes (Sorbonne), celle de l’IRHT (AEDILIS) « Institut de recherche et d’histoire des textes » du CNRS, les signets dédiés de la bibliothèque Mazarine, les outils bibliographiques et les signets de la BNF ainsi que des sites comme les expositions virtuelles de la BNF, Interbibly ou celui du Musée de l’Imprimerie de Lyon. De nombreux ouvrages sont accessibles au grand public : plus de 200 titres actuellement disponibles en librairie dont le dernier opus d’Umberto Eco N’espérez pas vous débarrasser des livres ! Frédéric Barbier, Roger Chartier, Régis Debray, Alberto Manguel, Henri- Jean Martin, Michel Melot, autant d’auteurs à lire et à entendre puisqu’ils sont souvent invités dans les médias, sans oublier le champ des sciences de l’information : Yves Jeanneret, Brigitte Juanals, Annette Béguin-Vebrugge ou celui des responsables de bibliothèques comme Jean-Yves Jeanneney, Patrick Bazin, Bruno Racine...

Il ne s’agit en aucune façon de s’appuyer sur ces auteurs pour tenir un discours magistral sur le livre, le but demeure celui de donner du sens aux pratiques sociales et de construire des compétences et un comportement de lecteur. Comme le dit Alain Muller dans un ouvrage sur les curricula « La position du savoir est [...] déplacée : il n’est plus ce qui est directement visé, mais cet outil médiateur permettant d’interpréter et d’organiser l’expérience du sujet »

C’est pourquoi, au croisement de ces lectures et de nos observations, nous avons émis l’hypothèse que la nouvelle perspective avec laquelle observer cet objet consistait à le resituer dans le champ de l’ensemble des médiums. Nous avons voulu vérifier comment ce changement de perspective fai- sait évoluer le réseau notionnel du thème et s’il dessinait de nouvelles orientations pour l’approcher avec des élèves.

Changement de regard : du livre comme support au livre comme médium

Pour Yves Jeanneret, un support « n’est pas seulement défini par des caractéristiques matérielles mais par des formes d’expression et des usages culturels ». Il ajoute dans le même texte qu’un « support cesse d’être un simple support dès lors qu’il est considéré comme un espace signifiant potentiel ». Pour Régis Debray, le livre est un "médium", c’est à dire un dispositif véhiculaire où l’on peut distinguer les dispositifs techniques (surface d’inscription, registre symbolique, appareil de reproduction) et les dispositifs symboliques (vecteur linguistique, institution relais, rituels et codes). Pour Pédauque, considérer un document (dont le livre est la forme aboutie) en tant que médium, amène à mettre en avant le fait qu’il est trace d’une communication, élément d’un système identitaire caractérisé par les genres de documents qui induisent une certaine forme de relation avec le lecteur et vecteur de pouvoir.

Considérer le livre comme un « medium », c’est mettre en interaction la technique avec la culture qui l’utilise. Nous avons alors la possibilité de met- tre en valeur les aspects propres à la communication (organisation, structure, codes) et à la transmission (usages, autorité) qu’il permet. Cette perspective nous invite également à observer le rapport entre le livre et les institutions qui l’utili- sent : l’école (le manuel), la bibliothèque (la mé- moire, le patrimoine), le CDI (la recherche d’information), rapport qui renvoie à des besoins particuliers, des comportements, des postures, des modalités de lecture. Elle nous permet également de le considérer dans son contexte culturel, celui de la société occidentale, de relativiser ainsi certaines de nos affirmations, de le replacer dans une histoire, la sienne, et celle des autres médias.

Mettre en avant les particularités des usages facilités par le livre et caractéristiques de cet espace signifiant en forme de "parallélépipède feuilleté", permettra d’aborder sans discontinuité les autres médiums numériques natifs ou numérisés, et d’aboutir à la construction des systèmes de reconnaissance des genres rencontrés les « genres » n’étant pas sans rapport avec le médium et ouvrant sur des compétences plus larges que les simples habiletés procédurales le plus souvent visées. La comparaison des différents médiums, au delà de la simple description de leurs attributs, intègrera la situation de communication propre à chacun, mais aussi les modes de production ou de circulation.

En termes de culture informationnelle, nous pourrons ainsi donner à nos élèves le moyen de participer au débat récurrent dans la société sur l’avenir du livre.

Une approche conceptuelle

Toute réflexion passe par le langage et les outils nécessaires à la pensée, même à la pensée sur les pratiques, sont les concepts. Les habitudes et les conditions de formation des élèves en documentation n’ont jamais favorisé cette approche, elle est cependant plus que jamais nécessaire si nous voulons leur donner les outils pour mettre en relation, prendre du recul, formuler, se représenter les éléments de leur monde. Nous ne pouvons attendre qu’un curriculum à venir nous en précise les entrées et nous devons au quotidien prendre le problème à bras le corps dans toutes les situations où nous sommes appelés à former les élèves.

Le premier enjeu est de préciser, de définir, et d’organiser pour soi les contenus à transmettre. Les outils que nous utilisons avec les stagiaires ont pour objectif de favoriser une discussion entre eux et nous : les choix doivent être justifiés et chacun doit écouter les justifications des autres. Les cartes et les définitions ne sont pas un but en soi, mais une aide pour mobiliser ses idées et préciser sa pensée. C’est une façon concrète de s’approprier un point de vue épistémologique, qui donnera le principe organisateur de la carte conceptuelle ou de la définition. Nous ne nous étendrons pas ici sur cette méthode, ni sur celle des cartes conceptuelles, en ayant déjà donné des exemples ailleurs.

Il s’agit cependant d’un travail préalable indispensable à toute transposition au niveau des élèves : sélectionner, hiérarchiser, définir le niveau de conceptualisation de ces nouveaux savoirs scolaires. Il prend appui sur des lectures et une prise en main de sa propre culture professionnelle.

Quelques propositions

Les quelques propositions qui suivent sont issues des débats que nous avons eus entre nous et avec les stagiaires. Elles ne constituent pas un curriculum déjà construit et il ne s’agit pas déjà de formaliser des séances pour un nouvel ouvrage de référence.

Les idées proposées ici, ne sont pas en rupture totale avec ce qui se pratique déjà, mais elles diffèrent par l’angle d’attaque destiné ici à développer des compétences sur le livre dans le cadre d’une véritable culture informationnelle. Il s’agit non pas tant de dire de quoi il conviendrait de parler avec les élèves mais dans quel esprit il faudra aborder ces points.

Si certaines approches peuvent être envisagées dès la sixième, ce n’est sans doute pas le cas de toutes. Le plus intéressant selon nous est d’envi- sager de revenir à plusieurs reprises sur ces idées au cours de la scolarité des élèves au fur et à mesure de l’évolution des situations qui les confrontent aux livres et aux différents supports.
En tant que médium, le livre résulte d’une intention de communication conjointe d’un auteur et d’un éditeur, et ne peut exister que dans le cadre d’un dispositif économiquement viable. Une comparaison entre un livre ancien (fin du XIXe) et un livre contemporain pourrait permettre une prise de conscience du fait qu’il y a une économie du livre et que ce dernier doit être appréhendé aujourd’hui comme une production commerciale en concurrence avec de nombreuses autres dont l’organisation et l’emballage répond à la fois à des usages des publics et à des techniques de vente. Attention aux désherbages trop rigoureux qui vident les CDI de trésors matériels pour ce type de travail.

Les livres sont reliés à des dispositifs qui justifient leur existence et/ou leur permettent de trouver leur public (universités, académies, concours, institu- tions diverses, bibliothèques, librairies). Réfléchir sur les manuels scolaires amène, par exemple, à montrer qu’ils ne pourraient pas exister sans le genre d’enseignement mis en place dans notre société. Comparer différents manuels d’une même discipline pour un même niveau met en évidence l’ensemble des choix qui président à leur élaboration : mise en exergue de contenus, choix d’organisation, de mise en scène. On pourra faire également observer et comparer les genres d’ouvrages imprimés, discuter des raisons d’être de leurs différences pour mieux apprendre à s’en servir.

L’observation de la couverture devrait amener aux notions de circuit de diffusion, politique éditoriale, collection, prix. Dans cette économie particulière, éditeurs, libraires, bibliothécaires valident l’autorité informationnelle des auteurs et des ouvrages pour un public donné. Comprendre ce phénomène, c’est se préparer à se poser ensuite des questions sur le web : la connaissance des intervenants de la chaîne du livre devra être abordée dans cette perspective.

Par ailleurs ces acteurs du livre, fragilisés par l’apparition du numérique sont soutenus par des poli- tiques publiques (prix unique). Connaître et comprendre le sens de cette politique, nous amènera à des débats avec les élèves à la fois sur les atouts du livre, et ou les modalités de sa survie mais aussi sur l’importance de son rôle dans le développement de la civilisation occidentale.

Enfin, considérés comme un patrimoine indispensable, les livres font l’objet d’une conservation et d’une signalisation dans des institutions qui leurs sont dédiées. Il sera important de montrer la différence entre catalogue de bibliothèque et bibliographie... Le catalogue comme stock, la bibliographie comme message à un lecteur.

Les livres sont également numérisés dans le cadre de programmes ambitieux qui leur ajoutent des fonctionnalités nouvelles et dont on peut se de- mander avec les élèves s’ils en transforment le message. De plus, ils coexistent aujourd’hui avec d’autres ouvrages spécialement conçus pour d’autres supports. Le vocabulaire servant à décrire ces ouvrages est en partie le même (page...) en partie différent (menus...), des anciennes fonctionnalités sont transposées (notes en bas de page), d’autres sont ajoutées (moteur de recherche...). Tous ces aspects invitent à observer les compo- sants traditionnels du livre, ainsi que les nouvelles formes numériques qui se mettent actuellement en place, avec un regard plus conceptuel. La comparaison, menée à plusieurs reprises au collège et au lycée, du traitement des espaces graphiques (pages et page écran), de la conception des textes linéaires ou en réseau, des usages liés à la présence de moteurs de recherche ou sur la relation texte image permettra de mieux tirer parti des uns et des autres. Ces réflexions peuvent sembler évidentes.

Pour autant les livres sont pour nos élèves un « allant de soi » peu questionné et l’observation de nombreuses séances réalisées en établissement scolaire autour du livre ne laisse que rarement entrevoir une réflexion allant au delà de l’utilité méthodologique. Les livres, ainsi que les dispositifs qui les portent ont largement contribué à la diffusion des idées ; ils ont tenu toute leur place dans les controverses qui ont permis à la société de faire évoluer ses représentations. Les professeurs de lettres en charge de la culture littéraire des élèves considèrent les œuvres dont ils sont porteurs. En tant que professeurs documentalistes, nous les considérons comme des objets porteurs de savoirs dont l’histoire et la compréhension permettent d’éclairer le rapport de notre société aux connaissances et nous considérons qu’ils méritent une attention particulière dans l’éducation à la culture informationnelle.

ANNEXE : Liste des extraits de texte donnés aux participants au séminaire national des 8 et 9 octobre 2009

Bazin P. « Le livre face à l’écran » (extrait) [en ligne].
In L’avenir du livre : Colloque, Février 2007
[>http://www.centrenationaldulivre.fr/?Colloque-L- avenir-du-Livre] (consulté le 15 mars 2010)

Bazin P. « Vers une métalecture : l’ordre du livre » (Extrait). BBF, 1996 T 41 n°1, « Le livre »

Chartier R. « Lecteurs et Lectures à l’âge de la textualité électronique  » (extrait) [en ligne]. In Text-e : colloque virtuel, octobre 2001-mars 2002. Organisé par la BPI. [>http://www.text-e.org/conf/ index.cfm ?fa=texte&ConfText_ID=5 ](consulté le 15 mars 2010)

Goody Jack, Melot Michel. « La place du livre dans le monde de l’écrit : Entretien entre JG MM ». Pratiques n° 131/132, Décembre 2006. p.76-82

Juanals Brigitte. La culture de l’information : du livre au numérique. Hermès, 2003. Chapitre 6 (ex- traits) « De la page du livre à l’écran d’ordinateur ».

Melot Michel, Taffin Nicolas. Livre. L’œil neuf, 2006. Chapitre 3 « L’adieu au verbe ».
Melot Michel. Le livre comme forme symbolique : Conférence prononcée dans le cadre de l’Ecole de l’Institut d’histoire du livre (Extrait) [en ligne]. Institut d’Histoire du Livre, 2004. http://ihl.enssib.fr/si- teihl.php?... (consulté le 15 mars 2010)

Nyssen Hubert. « Du paratexte à la mise en scène ». In Le livre. PUF, 1990. (Corps Écrit, 33)

Roger T. Pédauque. « Document : Forme, signe et médium, les reformulations du numérique ». In Le document à la lumière du numérique. C & F édi- tions, 2006. p. 28-34

Vandendorpe Christian. « Vers la tabularité du texte ». In Du papyrus à l’hypertexte : essai sur les mutations du texte et de la lecture. La découverte, 1999. p. 52-69

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