2013
janv.
24

Appliquer la veille à la surveillance de l’identité numérique

L’expérience de l’Infothèque Léonard de Vinci

La veille est un processus itératif qui met en œuvre de nombreux outils et méthodes. L’enseignement de la veille informationnelle ne saurait pour autant se limiter à une simple énumération d’outils. Quels que soient les objectifs pédagogiques, il convient en effet de remettre ces solutions dans leur contexte d’utilisation, et de présenter leur adéquation aux différents types de besoins informationnels, ainsi qu’aux distinctes étapes du cycle de la veille. L’appropriation de ces outils et méthodes par les étudiants est d’autant plus aisée qu’elle repose sur des exemples faciles à appréhender et des thématiques proches de leurs préoccupations. Après un rapide panorama des principales solutions, nous présenterons un retour d’expérience de l’Infothèque du Pôle Universitaire Léonard de Vinci, qui forme ses étudiants à la veille à travers la mise en œuvre de solutions généralement simples et gratuites, autour de cas concrets et adaptés aux besoins, notamment en matière de veille sur l’identité numérique et sur les offres d’emploi.

Article publié en Juin 2012 dans la revue Mediadoc N°8

Véronique Mesguich
Directrice de l’Infothèque Pôle Universitaire Léonard de Vinci

Démocratisation de la veille

Le vocabulaire de la documentation de l’ADBS [1] définit la veille comme un « dispositif organisé, intégré et finalisé de collecte, traitement, diffusion et exploitation de l’information qui vise à rendre une entreprise, une organisation, quelle qu’elle soit, capable de réagir, à moyen et long termes, face à des évolutions ou des menaces de son environnement, que celles-ci soient technologiques, concurrentielles, sociales, etc ». Aujourd’hui, à l’heure de la démocratisation des outils et du « web 2.0 », ce dispositif ne concerne plus les seules entreprises ou organisations, mais également les personnes physiques, que ce soit dans le monde professionnel ou académique. Surveiller l’environnement informationnel est devenu un enjeu stratégique pour les étudiants, non seulement dans leur domaine d’enseignement, mais aussi concernant leur propre identité numérique. La surveillance de l’ « e-reputation » d’une personne permet en effet de mieux contrôler l’image qu’elle projette volontairement ou non sur Internet et notamment sur les médias sociaux, et d’optimiser de ce fait sa visibilité dans l’espace numérique, ainsi que son employabilité. L’identité numérique ne se limite pas à un profil sur un réseau social : elle se compose à la fois de données formelles (CV, coordonnées…) et informelles (commentaires, « votes », traces diverses…), toutes sortes de données qu’il faudra collecter et recouper.

Les compétences mises en œuvre pour surveiller cette image numérique, et dans le domaine de la veille en général, se situent moins dans la pure habileté technique que dans la maitrise des contenus informationnels et de leurs moyens d’accès. Le veilleur professionnel ou occasionnel se retrouve ainsi dans le paradigme du « bricoleur » au sens noble du terme, tel que défini par Claude Levi Strauss dans La Pensée sauvage [2] L’enseignement et la pratique de la veille s’apparentent ainsi à la fois à la science de l’ingénieur, via la maitrise d’outils sophistiqués et d’équations de recherche complexes, et à l’art du bricoleur, caractérisé par son agilité dans la jungle informationnelle qu’est devenu Internet.

Démocratisation et complexification

On constate un double phénomène d’évolution : dans un même temps, les contenus informationnels se complexifient et se démultiplient, alors que les outils ont tendance à se simplifier et se démocratiser.

Chaque décennie a vu l’apparition d’une nouvelle vague de moyens d’accès et de contenus utiles à la veille informationnelle : les grands agrégateurs de bases de données dans les années 1970, le minitel et le CD-ROM dans les années 1980, le web dans les années 1990… En parallèle à cette évolution, on constate l’apparition de différentes pratiques de la veille : veille technologique, veille concurrentielle, veille médias… Les années 2000 ont vu l’émergence d’un nouveau type de contenus « générés par les utilisateurs » (UGC, ou User Generated Contents) : la déferlante des blogs, wikis et médias sociaux va donner naissance à de nouvelles pratiques de la veille, comme la surveillance de l’e-reputation ou la veille collaborative. On note ainsi l’impact réciproque de l’évolution des outils sur les méthodes et pratiques de la veille : pour autant, les nouveaux usages ne se substituent pas totalement aux plus anciens, et une multitude de moyens d’accès et d’outils coexistent.

Une panoplie d’outils aux usages complémentaires

Le tableau ci-dessous présente un panorama de ces principaux outils, en présentant leurs principales fonctionnalités. On constate ainsi que la solution « miracle » n’existe pas : les différents outils couvrent tout ou partie de la chaîne de la veille, et l’un des enjeux pédagogiques consiste à mettre en évidence la complémentarité entre ces différents types d’outils.

principaux outils
Type d’outilsPrincipeRôle dans le processus de veilleExemples
Outils de Mind Mapping Organisation visuelle et structuration des idées ou concepts, de façon individuelle ou collective. En amont : organisation du plan de veille
En aval : présentation des résultats d’une analyse
Freemind, Mind Manager
Moteurs de recherche Collecte de pages web via un robot, indexation et interface de recherche mot clé Recherches ponctuelles sur le web
Identification des sources à surveiller
Google, Bing
Plates formes de
bookmarking social
Stockage en ligne et partage de « bookmarks » taggés par les internautes Identification de sources ou documents
sélectionnés par les internautes
Diigo, Delicious
Outils de curation Sélection et organisation thématique de contenus web Création de revues de presse thématique, identification de sources Scoop it , Pearltrees, Pinterest
Gestion des références bibliographiques Gestion des fichiers de références d’articles issues de bases de données Intégration de références bibliographiques dans un produit de veille Zotero
Services d’alertes mots clés Surveillance de l’apparition de mots clés
sur le web (ou seulement certains sites)
Paramétrage d’alertes personnalisés sur un terme (nom de personne, d’entreprise, terme précis, etc) Google Alerts
Agrégateurs de flux RSS Gestion de flux au format RSS ou Atom Abonnement à des flux RSS et organisation thématique
Peut servir d’outil de diffusion de la veille
Netvibes, Google Reader
Outils de surveillance
automatisée
Analyse et extraction automatisées à travers diverses méthodes : résumés automatiques, catégorisation, cartographie text mining… Analyse automatique de volumes
importants de données non structurées
Pikko Software, Essential Mining, Lingway, Sinequa, Temis
Plates formes de veille Maitrise de la chaîne de la veille :
sourcing, recherche, collecte,
surveillance, analyse, diffusion
Automatisation de la collecte et de l’analyse, création de produits livrables Digimind, AMI Software,
KBCrawl Platform,
Sindup, Asknread
Outils de
gestion de contenu CMS, Wikis, réseaux
sociaux d’entreprise (RSE)
Gestion et partage de contenus thématiques Publication de contenus,
création de produits livrables,
diffusion de l’information
Drupal, Joomla, Wordpress

Une culture de la sérendipité

Enseigner la veille informationnelle suppose une bonne connaissance de ces outils ainsi que la capacité à présenter la valeur ajoutée de chaque famille et leur adéquation aux différentes phases du processus de veille. Pour autant, ces outils sont d’autant plus efficaces qu’ils sont alimentés par des sources pertinentes et adaptées. Il convient de mettre en évidence l’importance des sources d’information stratégique, dont les étudiants ont souvent du mal à percevoir les enjeux. La notion de « sérendipité » [3], notamment, est souvent éloignée des pratiques informationnelles d’étudiants plutôt habitués à l’immédiateté et à l’illusion de facilité offertes par les moteurs de recherche classiques. L’enseignement de la veille informationnelle doit non seulement permettre de développer une lecture critique des contenus mais aussi de développer la curiosité et l’agilité d’esprit des étudiants. L’un des paradoxes du numérique est que la prolifération de contenus, loin de stimuler la curiosité et la créativité, peut engendrer une forme de paresse intellectuelle, de passivité et de superficialité.

L’expérience de l’Infothèque en matière de formation à la veille

Située dans la quartier d’affaires de La Défense, à l’ouest de Paris, l’Infothèque du Pôle Universitaire Léonard de Vinci se définit comme une bibliothèque « hybride » : à la fois bibliothèque au sens classique du terme, mais aussi fournisseur de produits et services d’information stratégique, de veille et de formation aux nouvelles technologies de l’information. Son public, également hybride, se compose des 6000 étudiants inscrits dans les différentes entités pédagogiques du Pôle (5 écoles de commerce, d’ingénieurs, de multimédia, et deux universités partenaires), mais aussi de publics extérieurs, allant du collégien au créateur d’entreprise, et mêle demandeurs d’emploi, porteurs de projets, personnels d’entreprise…

Les missions de l’Infothèque ne se limitent pas à la création de produits et services documentaires, mais comportent également un volet pédagogique. L’un des modules pédagogiques que nous proposons concerne la pratique de la veille, que ce soit dans une optique académique, dans le cadre d’un mémoire de fin d’études, ou dans un objectif stratégique. Nous avons mis ainsi en place des parcours pédagogiques modulaires dont le contenu s’articule autour de plusieurs éléments :

  • Un premier module introductif vise à présenter la place de la veille dans la société de l’information qui nous entoure, et de définir les principales notions (information, données, veille, connaissance, intelligence économique, sérendipité, économie de la connaissance…) Le caractère transversal de la veille est souligné, à travers des exemples de différentes pratiques en relation avec les principales composantes et services d’une entreprise (veille concurrentielle, technologique, marketing, juridique, etc).
  • Une deuxième séquence est ensuite consacrée aux méthodes de « sourcing » et de recherche avancée. On détaille au cours de ce module le fonctionnement des moteurs de recherche, en matière de collecte des contenus ou de classement des résultats. On insiste tout particulièrement sur les limites techniques des moteurs, souvent mal connues des étudiants, afin de mettre en évidence l’importance de la maitrise des sources d’information, ou de la capacité à les découvrir. On présente également un panorama représentatif des sources d’informations correspondant au domaine d’enseignement concerné, ainsi que des moteurs spécialisés comme Google Scholar qui permettront l’identification d’experts et de chercheurs dans un domaine donné. Des illustrations pratiques des méthodes mettent en œuvre certaines fonctions avancées du moteur Google (par exemple, la fonction « related ») ou l’utilisation des plates formes de bookmarking social. Les étudiants découvrent ainsi des utilisations non conventionnelles des moteurs : la possibilité d’affiner sa recherche à travers les nombreuses limitations proposées dans les options de recherche avancée, ou encore tout simplement l’usage des moteurs comme guide de sources pertinentes.
  • Une fois assimilée la notion de source stratégique, le troisième module consiste à présenter les différentes solutions évoquées dans la première partie de l’article. Un exercice de synthèse de ces deux modules consiste à faire réaliser un tableau de bord de veille, à partir d’une sélection de sources utiles et d’un outil de surveillance adapté.

La surveillance de l’identité numérique : une application concrète de la veille

Nous avons souligné le caractère stratégique, pour tout internaute, de la surveillance de son identité numérique. Une application très concrète de la pratique de la veille consiste ainsi à mettre en place un dispositif de surveillance appliquée à cet objectif. Les étudiants retirent ainsi de la formation une compétence réutilisable à court terme dans le cadre de leur recherche d’emploi, et à plus long terme dans les différentes étapes de leur future vie professionnelle. Car la maitrise de l’identité numérique ne se limite pas à la découverte des dernières fonctionnalités de plates-formes à la mode, déjà bien connues des étudiants. Il s’agit surtout de mettre en place, hors des évidences et des idées reçues, une véritable éducation à la réalité professionnelle du monde d’aujourd’hui.

Les exercices pratiques de surveillance de l’identité numérique peuvent néanmoins comporter des éléments tels que :

  • le paramétrage de flux personnalisés permettant de repérer les occurrences d’un nom de personne dans les blogs et vidéos, à l’aide du service Google Alerts ;
  • la recherche d’un nom de personne sur plusieurs sites simultanément, à partir de la syntaxe « site » dans la recherche avancée de Google, et le recoupement d’informations provenant de diverses sources ;
  • la recherche des traces laissées par une personnes donnée, parfois involontairement, dans les médias sociaux et sur le web ;
  • la création d’une cartographie des liens et relations entre un groupe de personnes données.

La mise en place de la veille pourra concerner également la surveillance des offres d’emploi ou de stage dans un secteur géographique ou thématique. On présentera également au besoin la création d’un tableau de bord de veille à partir d’un agrégateur de flux RSS.

Les étudiants sont ainsi amenés à s’approprier des outils et méthodes de veille à partir d’exemples très concrets et dont les retombées sont stratégiques à très court terme.

En guise de conclusion

« Les vraies études sont celles qui apprennent les choses utiles à la vie humaine » affirmait Bossuet il y a plus de trois siècles. La veille est une matière transversale, encore peu connue des étudiants, et la pédagogie dans ce domaine doit s’appuyer sur des exemples proches de leurs préoccupations immédiates. L’enseignement de la culture numérique, en général, a trop souvent tendance à être synonyme de technique. L’enseignement de la veille doit permettre de créer les conditions d’un état d’esprit de curiosité et d’ouverture, et de développer des compétences transversales en complément des compétences techniques classiques, au service d’un véritable projet professionnel.

Notes

[2« Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les "moyens du bord", c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures”. Claude Levi-Strauss, La pensée sauvage, 1960.

[3La sérendipité peut être définie comme la faculté de découvrir des informations pertinentes en favorisant le hasard.

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